Après la crise

13 Mars 2013 - 2261 vue(s)

Peu de secteurs industriels sont abonnés autant que l’agroalimentaire aux crises médiatiques. Cela en dit long sur les attentes et les potentialités dans la construction symbolique avec les mangeurs. Mais cela implique une grande exigence managériale pour transmettre des valeurs fortes tant attendues qui, justement, aideront en cas de crise. Il n’y a guère que le sport et les religions qui bénéficient d’un tel capital de départ. Un capital de confiance aussi fort et fragile que dans un couple. S’agissant de la crise actuelle, le secteur peut être soulagé qu’il n’y ait pas de problème sanitaire. Mais une crise de confiance liée à une tromperie laisse des dégâts plus profonds et plus durables. Voici encore trois points de débats qui sont loin d’être réglés.

Contrairement à ce qu’on a prétendu, il n’est pas sûr que l’affaire soit oubliée si vite. Tout simplement parce qu’une partie non négligeable de mangeurs vont abandonner la viande et faire défaut à un secteur déjà touché. Plus encore, les lasagnes étaient un plat fortement connoté positivement. Si l’on doit se méfier de ce qu’on cache dans des plats familiaux, de culture italienne, adorés par les enfants, alors c’est toute la chaîne qui en prend en coup : toutes les boulettes deviennent suspectes, les raviolis, les pâtés et les terrines, les tourtes, les pizzas, le jambon des sandwiches, le saumon des sushis, les graisses utilisées pour les produits frits, tout est suspect. Tout plat cuisiné devient suspect aussi sur ses ingrédients. Quand les industriels utilisent des poulets brésiliens et thaïs pour les nuggets, des boyaux chinois pour des saucisses à cuire, on comprend bien qu’ils ne communiquent pas dessus. Mais sont-ils réellement protégés contre un probable retour de bâton qui les menace dans les mois ou les années qui viennent ?

Contrairement à ce qu’on a prétendu, la crise actuelle a permis de montrer la qualité de la traçabilité. Elle a permis de remonter toutes les filières jusqu’au trader, Jan Fasen. Ce n’était pas gagné, car les produits transformés ont une législation à part. Pourtant, le Royaume-Uni et la France se sont violemment opposés à l’étiquetage des produits cuisinés, après la crise de l’ESB. Et ce sont ces deux mêmes pays qui ont ouvert la crise des lasagnes. Autrement dit, on ne traite pas l’alimentation à la légère et les  questions symboliques sont aussi importantes que les questions sanitaires. La dénomination de « minerai » a choqué. Et ce n’est pas terminé. Que se passera-t-il lorsqu’une autre affaire éclatera pour dire que les saucisses de Toulouse, les knacks de Strasbourg  ou les cervelas de Lyon sont fabriqués avec du minerai ? N’y aura-t-il pas des revendications sur l’usage abusif de la géographie qui garantissait avec les toponymes de Toulouse, Strasbourg ou Lyon une qualité attribuée au local ? Une qualité qui n’existe pas pour une raison géographique mais parce que les industriels font tout simplement bien leur travail ?

Contrairement à ce qu’on a écrit sur la stigmatisation de la Roumanie, la crise a surtout montré qu’en cas de difficulté, le nationalisme n’est pas un remède. Pourtant, c’est une réaction bien compréhensible lorsqu’on trompe ses clients. Mais allons plus loin. Pourquoi les mangeurs sont surpris que les nourritures qu’ils achètent soient considérées par les industriels comme des « marchandises », à l’instar des automobiles ou des ordinateurs produits dans plusieurs pays ? A-t-on caché que les produits industriels seraient des marchandises comme les autres, avec un prix bas, un marketing affûté ? Non, bien sûr, mais a-t-on pris conscience qu’en Europe un mangeur ne mange pas une « marchandise », mais un aliment symbolique ? On en vient à se demander ce que la mondialisation peut produire de symbolique. A mesure que les chaînes de valeur s’allongent, le risque de fraude s’accroît. Aux Etats-Unis, sur les produits de la mer, l’ONG Oceana a détecté 87% de fraudes sur certains poissons contrôlés dans la restauration. De là, on se demandera pourquoi certains cuisiniers étoilés réfléchissent à d’autres modèles de production et d’approvisionnement alimentaires.

Le snacking paraît éloigné de toutes ces problématiques, compte tenu du type de produits qu’il propose à la vente. On se trompe. Le snacking est la partie la plus exposée du navire dans l’alimentation et il est donc à la pointe de l’agroalimentaire. L’image de ses produits pour certaines marques est souvent excellente. Mais il doit donner des gages pour montrer que les populations peuvent compter sur lui avec des produits frais, des circuits plus courts, une traçabilité irréprochable. Il ne doit pas attendre que le législateur corrige son offre, impose de nouvelles normes, des contraintes et des lois. Certains secteurs des services ont de piètres images que les procès à répétition ne corrigent pas. Il serait regrettable que le secteur industriel alimentaire ne puisse pas utiliser son énorme capital symbolique. Encore faut-il qu’il le connaisse et qu’il sache comment s’y prendre.

 

Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne et chercheur au CNRS. Il a reçu le prix TerrEthique pour Les radis d’Ouzbékistan. Tour du monde des habitudes alimentaires (Bourin). Dernier ouvrage paru : Géopolitique de l’alimentation (Sciences humaines). 

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