Le snacking, nourritures des agapes

16 Mai 2013 - 2964 vue(s)

La recherche est un métier plein de surprises. En travaillant l’autre jour sur les raisons pour lesquelles on aime voir les pratiques alimentaires comme du lien social en Europe et dans le monde chinois, je suis tombé sur les agapes de l’Antiquité qui m’ont ouvert une piste.

Il est capital, en effet, de savoir que nos habitudes alimentaires ne sont pas seulement façonnées par des réflexes nutritionnels  et que les cultures modèlent nos pratiques depuis des millénaires. Sinon, pourquoi les Italiens auraient-ils inventé l’expresso et les Allemands le café filtre ? Pourquoi les Français aimeraient le fromage et les Américains les sodas ? Les agapes, donc. L’origine des agapes est frappante jusque dans le mot lui-même qui signifie, en grec, « affection », puis plus tard « amour » et même « amour divin ».

Cette histoire d’affection nous renvoie aux « affects », autrement dit une impression, un sentiment, une qualité émotionnelle. Manger signifierait donc chercher l’affection ou l’amour, à travers un aliment, en faisant en sorte qu’un aliment soit censé nous relier à quelque chose, à quelqu’un ou à un lieu. Plus fortement, l’affection peut devenir de l’amour, dans le cadre d’une relation filiale, parentale, familiale voire amicale. Ainsi, les agapes seraient-elles la matérialisation de ce besoin d’amour et le lieu où l’on en donne autant qu’on en reçoit. Cette étymologie doit nous aider à comprendre l’attachement qu’ont les mangeurs à la qualité de ce qu’ils font.

Cet attachement se manifeste par un soin particulier à protéger ces agapes du temps qui presse en le cérémonialisant par toutes sortes de rites. Ici, c’est l’apéritif dont les variantes sont infinies, là, les tapas, ailleurs, les zakouskis et toutes les formules improvisées de moments au cours desquels il y a une rencontre avec des consommations alimentaires. Ce qui importe est moins ce qu’on mange que l’environnement social dans lequel on est : se verser (ou se faire verser) à boire, lever son verre aux autres, trinquer les yeux dans les yeux, déguster et éventuellement commenter ce qui est offert ou qu’on offre, tout cela est une variante des rites du rompre le pain et boire à la coupe pour matérialiser l’entente entre les convives.  Ces rites ont été simplifiés ou amplifiés, mais socialement, ils remplissent toujours cette fonction de relier. Un moment si apprécié que les Grecs lui ont donné un mot qui existe encore dans leur langue d’aujourd’hui : « evkaristo » qui veut dire merci.

Ces questions étymologiques seraient secondaires si elles n’aidaient pas à expliquer comment nous construisons notre alimentation d’aujourd’hui. Les agapes qui étaient autrefois un repas n’en sont plus forcément un, et ce qu’on mange n’est aujourd’hui pas forcément un plat cuisiné. Pour les concepteurs de produits de snacking, il importe de savoir qu’une pizza ou un tacos, un smoothie ou des brownies valent beaucoup pour ce qu’ils représentent de saveurs aimées lors de leur découverte, ou de l’expérience passée qu’on a eue d’eux. Ce serait une erreur de croire qu’ils ne flattent qu’un plaisir individuel, car les plaisirs alimentaires sont d’abord collectifs et sociaux.  

Le snacking est un segment dont on attend beaucoup. Il pourvoit nos agapes de nourritures qui doivent avoir ce sens social. Plus encore, les produits et les saveurs qu’il offre doivent parler aux « affects », au sens propre « affecter » ceux qu’il touche. Parler et faire parler. Partager et discuter de ce qu’on déguste. La mondialisation en cours des goûts par banalisation des saveurs venues d’ailleurs nous affecte parce que nos limites spatiales ont reculé, notre temps s’est accéléré, notre désir du monde est plus grand.

L’inventivité attendue du snacking répond à cette boulimie du monde qui nous arrive aussi par les réseaux sociaux, par la multiplication des émotions  et des affects qui peuvent créer des formes d’ivresse comme de saturation. En cela, il alimente nos agapes modernes qui manifestent, jusque dans le mot même, que nous ne saurions manger quelque part sans amour.

 

Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne

 

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