Tous drogués !

11 Juillet 2013 - 3086 vue(s)

La publication en boucle des résultats « inquiétants » concernant les restaurations commerciale et rapide me fait l’effet d’une drogue dure à laquelle nous serions tous accros. Ces chiffres – au demeurant modestes – sont présentés de manière tendancieuse, pour ne pas dire catastrophiste alimentant encore plus la recherche d’autres indices qui se révèlent être plus déprimants. Et on s’étonnera que les entrepreneurs  aient le moral au fond de la casserole.

« Moins 2% de fréquentation en 2012 » dans les restaurants serait une tendance plus honnête si on la mettait en comparaison avec les années précédentes où les augmentations annuelles ont atteint parfois les 5%. Même remarque pour les « moins 4% » de la restauration à thème. Est-ce seulement la crise ou les propositions peu alléchantes, l’absence d’adaptation voire, peut-être, le mauvais management à l’origine de ce recul ? Qui d’entre nous n’avouerait pas avoir été déçu dans telle chaîne ou tel établissement où l’accueil a été défaillant, l’offre peu adaptée, la propreté douteuse ? Nous ne sommes quand même pas toujours au royaume des bisounours… Faut-il être surpris que certains segments comme la viande « souffrent » comme s’il fallait faire le dos rond devant les affiches tonitruantes et les débats, les films à charge qui secouent l’opinion sur l’alimentation carnée ?

Chez un de nos confrères, la déprime marche à plein régime lorsque le secteur de la restauration rapide « n’a progressé que de… 1% », que « le ticket moyen de la formule moules-frites a progressé de 1,5% dans la tendance de la hausse des prix ». De qui se moque-t-on ? Ecrit-on pour des drogués durs aux mauvaises nouvelles ? D’autant que dans le même temps, dans une toute petite ville de la région Poitou-Charentes, j’ai pu constater récemment un restaurateur de centre-ville refuser une vingtaine de personnes, un midi de semaine, sur une salle de quarante couverts. De quoi se poser des questions sur les confrères de la place, restés vides pendant le même service et qui parlaient de crise…

La « consommation de loisirs » des centres commerciaux fléchit ? Est-ce anormal dans une conjoncture où les hypers ont du  mal à résister à la multiplicité de l’offre alimentaire alternative ? Faut-il attendre que les hypers ferment pour se poser les bonnes questions ? Quel est l’avenir des restaurants en solo alors que les centres-villes se repeuplent ? A-t-on lu une réflexion prospective ?

Allons plus fort dans le food bashing : les syndicats, dont on connaît le fonds de commerce, font état de diminution d’effectifs de plus de 9% sur les deux dernières années. Soit un peu plus de 2 500 emplois. En dehors du drame du chômage pour ces personnes, est-il alarmant que certains postes mal distribués, peu efficaces, parfois mal pourvus fassent les frais d’un dégraissage indispensable en temps de crise ?

Parlons des produits et des formules où notre mouton à cinq pattes « zappe[rait]  entre prix bas et qualité ». Un jour, un sandwich (qui se trouve être à bas prix parce que dans la boulangerie ou le supermarché, il l’est), le lendemain une roquette-mozzarella sans indication de prix à la terrasse d’un café ? Pourquoi « zapping » ? Nous adaptons nos consommations à des propositions qui varient selon les contextes. Et surtout, un prix bas n’est pas toujours signe de mauvaise qualité. La segmentation de l’alimentation selon les produits sans tenir compte des contextes, des modes de vie, des idéaux a fait son temps. Un produit d’appel « Aubrac » faisant référence à de la viande dont on connaît l’origine est un produit de bas prix et de qualité !

Il serait temps de réfléchir à la manière dont on parle de la restauration. Tout bougerait dans la restauration et rien ne changerait dans la catégorisation ? Le sushi est-il du fast food ? Le burger servi dans de beaux établissements touristiques aussi ? Le sandwich qui a commencé sa carrière à la table de jeux d’un fameux amiral britannique pour devenir un produit industriel ou artisanal n’est-il pas l’exception qui confirme une règle selon laquelle en matière d’invention, il n’y a justement pas de règle ?

On en vient à penser que nous accordons trop de crédit aux chiffres. Ils seraient suspectés d’attirer le regard des câlinothérapeutes politiques. Cela tombe bien. Chez le confrère grincheux, cette perle surlignée en jaune annonce en fin d’article que « les professionnels redoutent encore plus 2014 du fait de la nouvelle hausse de la TVA, portée de 7% à 10% ». CQFD.

Cette tactique est finalement un mépris de l’innovation, de l’inventivité, du travail, de l’amélioration de la qualité. Une sorte de populisme qui, sous couvert de rationalité, écrase notre raison par la superstition. Sur la plage, nous serions bien avisés de relire ce petit bijou d’Isabelle Sorrente (Addiction générale, Lattès), une polytechnicienne qui nous a prévenus : les conditions de notre existence ne dépendraient plus d’un savoir-faire, d’un métier, d’un projet de vie, elles ne tiendraient qu’à un chiffre. Nous dépendrions du calcul pour vivre. « L’aliénation s’est simplifiée sur les nombres qui fixent notre sort. Elle s’est transformée en addiction. » Refusons cela pour nous préparer à une rentrée optimiste.

 

Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle de l’alimentation à l’Université Paris-Sorbonne. Publications : Géopolitique de l’alimentation (Sciences humaines, 2012) et en octobre 2013, Le roman du chocolat suisse (Le Belvédère).

 

 

 

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