Zadig et le plaisir d’un Club sur l’autoroute

25 Septembre 2013 - 2767 vue(s)

Les bonnes fées des vacances ont sans doute fait surgir des questions qu’on s’est tous posées sur l’alimentation et le snacking cette saison printanière. Il y en a une qui me titillait cet été alors que, coincé sur une autoroute par une faim de loup, j’entrai dans une… station-service pour calmer mon estomac.

L’idée n’était pas engageante de devoir ouvrir une armoire réfrigérée à côté d’une palette de jerrycans de liquide lave-glace pour y dénicher le fameux sésame. Je repensais subitement à nos routinières formules : « manger pour le plaisir », « le plaisir à table » et à toutes les sauces de nos sondagières études marketing, tout en pensant, bien entendu, à l’équipe chez l’industriel qui avait phosphoré pour mettre ce fichu « plaisir » dans ce triangle d’or des sandwiches qui me tendaient les bras. Allaient-il me donner du plaisir, ces « Club » aux saveurs italiennes, tomate-basilic-olive, leur léger habillage de fromage grana padano, leur moelleux que vantait l’emballage aux couleurs du drapeau transalpin ?

Sans savoir pourquoi, j’étais entré dans la boutique avec l’idée que je mangerais du thon. La station-service avait sans doute été dévalisée par un car de pèlerins avides de thon aussi puisque de thon, il n’était pas question. Je persistais à imaginer les jolies mains bretonnes ou vendéennes qui avaient dû assembler ce sandwich, tout en me demandant si je tenais bien, à cause de ces gestes attentionnés, un passeport pour le plaisir ? Je rêvais aussi aux jeunes loups (et louves) du marketing qui avaient parcouru la planète pendant leurs chères études et savaient de quoi ils parlaient lorsqu’en réunion au siège social de l’entreprise, ils avaient invoqué « l’instant plaisir », « le plaisir à l’état pur » ou je ne sais quelle pensée magique qui aurait donné à mon pain « italien », là, sur l’autoroute, une séduction qui s’appelait « plaisir ».

J’étais galamment accompagné par une grâce qui ne commanda qu’une bouteille d’eau. Je sentis une pointe de reproche pour avoir été tenté par ce « plaisir » qui, au fond, elle le voyait bien, ne m’enthousiasmait pas vraiment. Comme si le plaisir n’était pas un état qui se monnayait, comme s’il ne pouvait pas y avoir du plaisir contrarié. Le plaisir de manger devait être pur. Pas hésitant, ni pollué par une quelconque hésitation mélancolique, brut de décoffrage.

J’en étais là lorsque j’ouvris mon Club avant même d’atteindre la caisse, porté par une telle faim que je réalisais subitement que j’aurais pu mordre du pain sec, du fromage rance, des bananes à la peau jaune-noire annonçant une maturité un peu confite. J’avais osé mordre dans le sandwich sans penser une seconde qu’il me ferait plaisir. Car ce plaisir avait un peu traîné et, pour tout dire, il avait disparu. L’heure n’était pas aux palabres ni aux sentiments, j’étais pressé, il faisait chaud et nous devions reprendre la route. Passé la caisse, je me confessais intérieurement d’avoir péché contre le plaisir du sandwich. Je reconnaissais bien que mordre dedans m’avait apaisé quelques instants, offrant à mon estomac une petite boule à se mettre sous la dent en attendant des choses plus sérieuses. Mais sans plus.

Alors que j’avais repris mon rythme de croisière entre les glissières et le limiteur de vitesse, je revoyais les petites mains et toute la chaîne de décisions qui les avait aiguillées sur mon sandwich déjà avalé. Je m’en voulais de n’avoir pas honoré l’attention, le soin et la méticulosité du travail des fabricants de mon Club. J’aurais sans doute baissé mon regard de honte si j’avais croisé le leur. Je devais me rendre à l’évidence, j’avais englouti mon Club sans éprouver la moindre sensation de plaisir. J’avais eu juste faim, j’avais même encore faim. Les saveurs « italiennes » s’étaient déjà évaporé comme l’eau sur une assiette et, pour tout dire, l’irritation avait repris.

Je ne sais pas pourquoi, Zadig m’apparut comme un éclair : « Toujours du plaisir n’est pas du plaisir » grinçait le facétieux héros du conte persan de Voltaire. Celui qui voit ce que les autres ne voient pas. Je lui remis les clés de la fable du Club sur l’autoroute avec l’étrange sentiment que le plaisir pourrait bien être une farce et attrape de notre époque et qu’il faudrait y réfléchir encore et toujours.

 

Gilles Fumey est professeur de géographie de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne. Il publie cet automne Le roman du chocolat suisse (Le Belvédère).

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