Cherchons les moutons à cinq pattes

23 Octobre 2013 - 2389 vue(s)

Tous les éleveurs de moutons vous le diront : ceux qu’ils préfèrent sont les moutons à cinq pattes. Sur le mode de la farce, cela signifie une bête idéale, qui n’existe pas, ne coûte rien en nourriture, temps de garde et autres corvées auprès du troupeau. Dans notre monde sans boussole, les moutons à cinq pattes jouent à cache-cache. Pourtant, comme les moutons, ils se tassent dans les transports, sur les lieux de travail, dans les files d’attente de cinéma et sur les plages. Comme les agneaux de l’Aveyron, ils ont faim mais ils ne se jettent pas sur tout ce qui se mange. Ils font la fine bouche et y regardent à deux fois. Etrange, pour des moutons, non ?

Le 4e Congrès du Snacking a offert une débauche d’analyses sur les comportements des fameux moutons (pour la commodité, appelons-les « consommateurs ») qui semblent défier l’entendement. Car 80 000 occasions de repas perdues en 2012, soit un peu plus de 218 par jour en France, cela ne fait pas encore une perte sèche très forte, mais la glissade étant la même pour 2013 et, qui sait, peut-être pire pour 2014 lorsque les impôts auront asséché les porte-feuilles, il va falloir sonner le tocsin.

 

Le snacking est l’empreinte de la liberté chez le mangeur. A l’instar du jeune enfant qui fait tourner sa mère en bourrique en refusant de manger ce qu’elle a maternellement apprêté, le mangeur qui devient consommateur, c’est-à-dire un acheteur dans un rayon de supermarché ou de boutique de snacking, est un être doué de raison que la raison industrielle ne connaît pas toujours. On fait mine de s’étonner et on dit qu’il est « paradoxal ». Or, le paradoxe serait que le mangeur aille à la gamelle sans se poser de questions et mange tout ce qu’on voudrait lui faire avaler. Cela peut marcher chez des êtres fragiles ou peu éduqués, mais cela ne marche pas avec les moutons à cinq pattes.

Au 4e Congrès du Snacking, chez les intervenants, on veut « redynamiser les centres commerciaux », on est tenté de « se copier », on développe des « micro-univers » dans des « nouveaux concepts de magasin », on en appelle aux labels géographiques (origine, label France jugé rassurant), on « créé » de nouvelles enseignes, on « scénarise les points de vente ». Tout cela sans savoir que le mangeur va aimer passer entre les mailles du filet, attraper un bout ici, une bricole là, jouer comme un enfant à se faire une surprise, tenter quelque chose auquel personne n’aurait pensé, telles ces inénarrables pizzas aux sushis, il n’y a pas très longtemps.

Ce jeu de cache-cache peut être usant lorsqu’on est dans le déni d’un commerce si particulier. C’est l’Amérique qui a sorti les plats de la cuisine domestique pour les transformer en usine. Mais d’un plat chargé d’affection, pensé par des générations d’êtres humains, fabriqué sur place, on est passé à un objet « de consommation », ce qui ne va pas sans traumatisme !

Chez le mangeur, le collapsus entre une nourriture issue d’un cercle proche, le plus souvent familial à des aliments qui viennent d’on ne sait où, qui ne sont pas identifiables parce qu’ils jouent sur l’écart, la tentation ou l’appel à la transgression, ce collapsus-là ne peut pas être réparé par le seul discours enjôleur du marketing qui invente un autre rapport à l’aliment. Quel est ce rapport ? Un rapport imaginaire au sens propre du terme – usant des images – sur les sensations que procurent les aliments ou qu’ils « doivent » procurer. Mais aussi un lien qui doit être construit avec celui qui vend ou offre le produit. Ce lien, il faut le dire, est souvent négligé.

Mêlés à d’autres paramètres sur le taux de TVA, l’endettement de l’entreprise, la qualité du réseau, l’adéquation à la clientèle, les lieux, le message aux mangeurs est parfois perdu de vue. On a tous écrit que les trois conditions d’une réussite dans les métiers aussi exigeants de l’alimentaire sont 1) le service, 2) la qualité du service et 3) l’exemplarité du service.

C’est ainsi que nos moutons à quatre pattes sortiront leur cinquième pour « consommer » avant de manger.

 

 

Gilles Fumey est professeur de géographie de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne (master Cultures alimentaires). Il publie cet automne Le roman du chocolat suisse (Le Belvédère) consacré à cette addiction  helvétique pour le chocolat. 

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