Refaire le monde à chaque génération .

12 Mars 2014 - 2300 vue(s)

Pour les professeurs que nous sommes au contact des jeunes générations, il y a toujours la surprise d’une énergie qui souffle du fond des amphis : « Nous voulons refaire le monde ! » Aucun secteur de l’économie et de nos sphères sociales n’échappe à cette injonction vieille comme le temps. Constatons le spectacle des médias papier malmenés par le numérique, la distribution « physique » souffrant de la concurrence de ces gigantesques supermarchés mondiaux pilotés depuis la Silicon Valley, les pans entiers de l’économie du savoir, de la santé, du transport, des loisirs basculant vers d’autres mondes aux contours encore très flous.

Et l’alimentation ? Echapperait-elle à la bourrasque ? Serait-elle contrainte par les nouveaux rythmes sociaux ? La crise ? Les craintes sur la santé ? Ce sont tout à la fois les rythmes, la crise et la santé qui forment un socle commun de revendications ne cessant de secouer le secteur alimentaire. Car les rythmes impactent la santé. La crise impacte les rythmes. La santé et la crise sont liées. C’est « l’alimentation, comme un fait social total », écrivait Marcel Mauss il y a soixante ans.

Le snacking est-il la bonne réponse à ces questions ? Depuis la nuit des temps, l’humanité a assigné à son alimentation, différentes fonctions qui se sont complexifiées au fur et à mesure qu’elle s’est urbanisée. Le snacking n’est pas né sur la table de jeu du comte de Sandwich au XVIIIe siècle, mais il en a pris les formes à cette époque qui voit la mobilité des produits alimentaires s’accroître considérablement avec l’appertisation, la sophistication des emballages, l’accroissement des transports et des villes. Aujourd’hui, c’est le brassage des populations qui multiplie les initiatives individuelles, y compris les plus risquées (food trucks, entrée des grandes enseignes dans le snacking, etc.).

Une tendance de fond, peu visible, risque de marquer l’univers du prêt-à-manger chaud en Europe, voire du grignotage, c’est la montée de l’Asie. Dans l’histoire, les sociétés finissent toujours par adopter une part alimentaire des cultures dominantes : avant-hier, la Méditerranée, hier, l’Amérique du Nord, demain, la Chine et ses voisins. Attention ! Cela a déjà commencé mais dans une grande indifférence de la part du secteur agroalimentaire. Car la Chine colonise nos villes non pas avec des grandes entreprises très visibles sur les marchés boursiers, à coup de rachats bruyants de marques et de sociétés pour se constituer un portefeuille de produits, mais elle s’installe dans nos habitudes par le restaurant familial, la boutique, le supermarché connecté directement à Shanghai ou Hongkong, le rayon spécialisé au supermarché, le sushi (même tenu par des Chinois), la soupe de nouilles et le phô, le bobun, tous portés par des réseaux très maillés de familles issues de populations migrantes des ethnies Hakka qui sont déjà celles de Taiwan et qui ont émigré par-delà les océans. A Paris, les estimations sur la population d’origine chinoise ont doublé les effectifs dans les vingt dernières années. De Belleville au quartier Italie, du Marais aux Champs-Elysées et de multiples nouveaux quartiers égrenés le long des RER, les migrants d’Asie conquièrent leur place d’autant plus aisément que les familles éduquées assurent à leur progéniture l’assurance du commerce si elle ne choisit pas les études longues.

Mêlés aux autres générations de jeunes, il ne fait pas de doute qu’ils participeront activement au reformatage de l’alimentation dans les prochaines années. A quoi ressemblera-t-elle ? Sans doute à un modèle visible à Hongkong et dans les grandes métropoles chinoises de Chine et de l’Asie du Sud-Est.

Les jeunes générations ont des exigences très précises en matière alimentaire. Faisons le pari qu’elles bousculeront nos projets, nos talents, nos lubies, nos goûts d’ethnicité. Car le brassage actuel apporte un autre goût du monde qui repousse celui que nous jugions installé dans notre mémoire. Jamais tranquilles, nous fabriquons des nostalgies avec nos marques phares, la Vache qui rit ne nous fait pas défaut, ni Orangina, ni les Petits Lu qui veillent au grain. Mais comme Michel et Augustin vont débouler de joyeux lurons qui vont nous prendre de court. Mieux vaut le savoir !

Gilles Fumey est géographe de l’alimentation à la Sorbonne et au CNRS. Il a publié récemment Le roman du chocolat suisse, Le Belvédère

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