Tendances tendancieuses…

26 Novembre 2014 - 3298 vue(s)

Sacrées tendances ! Les industriels sont gourmands de « prévisions », de « tendances » que les « spécialistes » appelés parfois futurologues « distillent » au compte-gouttes forcément. Des gourous écrivent avec force graphique des scénarios en trois mouvements. Ces boules de cristal nous sont arrivées il y a près de soixante ans en France et ont pris le nom de « futuribles » estampillées par une revue éponyme. Il n’y a guère de département prospective dans les grandes entreprises alors que « le futur s’écrit déjà là », pour Robert Metcalfe, de 3Com. Mais commençons par le commencement : une tendance ? 

Une tendance : Kesaco ?

Ici, vous trouverez des experts sur un sujet bien pointu selon les canons de la méthode Delphi. Vous pourrez vous faire tracer des évolutions possibles d’un secteur qui deviennent des scénarios. Vous pourrez lire des tableaux à double entrée qui donnent des matrices croisant des données. Si vous vous êtes  entiché de la systémique (Le macroscope), Joël de Rosnay repère pour vous des tendances convergentes (PSAT) ayant été, selon Patrick Cappelli qui le rapporte [1], expérimentées au MIT de Boston. Aujourd’hui, avec les moteurs de recherche, Rosnay fait de la rétroprospective navigant entre bases de données et scénarios futurs. Connus sont les prospectivistes en économie encore que Michel Godet n’ait pas bien prévu la crise de 2007 (comme aucun prix Nobel, d’ailleurs). En technologie, Rosnay tient le créneau, Thierry Gaudin mobilise toutes ses forces sur l’innovation. Mais en alimentation, ou mieux en agroalimentaire, qui tient la dragée ?

Au SIAL ou, bientôt au Sirha, on entend des « experts » garantir que le retour du passé  n’est pas une mode (fastoche, quand une population vieillit),  que les tendances seront ethniques, mondialisées (que mangent les migrants qui arrivent dans notre pays ?), que le bio se porte bien (il faut bien des bobos pour leur casser du sucre sur le portefeuille) mais aussi que de nouvelles saveurs acides concurrencent le fantasmé umami qu’on prévoyait avec la déferlante Sushi. Pourtant, Georges Amar, auteur de Aimer le futur (éd. FYP) dit qu’« il faut rester modeste : on ne peut pas prédire le futur. La prospective s’est trompée à de nombreuses reprises. »[2] Comment déchiffrer de nouveaux paradigmes lors que les produits et technologies changent sans cesse ? Qui avait prévu l’iPhone ? se demande Cappelli.  Qui avait prévu que le burger coloniserait nos assiettes et même le sandwich, après avoir été soigneusement confiné dans son carré de carton ou de polystyrène ?

Dans le snacking, c’est la schizophrénie totale. D’un côté, on stigmatise, on dénonce les abus, les addictions, on fait le lien avec les maladies de civilisation, on regrette une perte du goût, on taxe parfois, on interdit, on chicane dans les mairies pour octroyer les permis d’installation des food trucks. D’un autre côté, les chiffres montrent que l’engouement ne se dément pas, que le temps de repas diminue, que les prises s’individualisent, que le plaisir reste le moteur numéro 1. Certes, les entreprises souffrent, la crise est durable, l’innovation est plus que jamais nécessaire, le secteur est encore jeune et prometteur, la preuve, la finance s’y intéresse. Alors quel gourou va tourner la boule de cristal ?

Faudra-t-il suivre les Frankenstein de la viande installés dans la Silicon Valley qui veut mettre son grain de poivre dans la planète alimentaire après avoir bousculé tant de secteurs ? Faudra-t-il appliquer les principes de l’économie collaborative qui pourraient tuer une partie de la restauration rapide si on pouvait en deux clics partager son sandwich avec quelqu’un l’ayant proposé sur Internet ? Jérémy Rifkin si bavard sur l’énergie n’aurait-il rien vu dans l’alimentation qui puisse annoncer un changement  de paradigme ? A moins qu’il faille se recueillir dans un ashram en Inde pour prophétiser sans barguigner la fin de la viande et la montée du végétarisme.

La réalité est à la fois plus simple et un peu plus aléatoire. La croissance poussive des économies des pays riches va creuser les écarts de richesse dans les pays riches pour longtemps. Les deux relais de développement seront donc une montée en gamme dans les pays du Nord et une plus grande percée des marchés des pays du Sud. Autrement dit, plus de qualité au Nord pour les plus riches. Et pour les autres, plutôt paupérisés par la crise en Euramérique ou par un développement qui tarde à porter ses fruits dans les pays du Sud, l’abondance mais une moindre qualité. Dans le détail, ces machines se grippent avec des lois contre ceci, des taxes contre cela. Internet a fait naître une nouvelle race d’acheteurs qui n’ont pas leur langue dans leur poche, mais seront-ils plus efficaces que les activistes des années 1970 ?

Les fameuses « tendances » ne sont pas indépendantes des données macro-économiques et du turn over migratoire qui saisit la planète. Elles sont peut-être plus difficiles à lire désormais qu’avec les dosettes, il n’y a plus de marc de café. Quant aux prophètes d’avenir, il reste à espérer qu’ils ne sont pas passés au thé vert.

 

[1] Libération, 24 novembre 2014

[2] Id.

 

 

Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne. Il vient de publier avec C. Grataloup et P. Boucheron L’Atlas global (Les Arènes).

 

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