Les sodas dans la fabrique des futurs

11 Juin 2014 - 2724 vue(s)

Les sodas sont devenus un sujet qui fâche. Au moment où s’installe l’été, ses terrasses et ses plages pendant quelques mois, nous aurons tout le loisir de plonger nos pailles fluo dans des hauts verres de liquides pétillants entre glaçons en observant à ces bulles qui picotent au soleil. On a lu ici ou là que les sodas  se portaient mal. Que le débarquement sur les plages de Normandie qui fut celui d’un modèle de vie pensé par l’Amérique de Roosevelt avait ouvert un raz-de-marée culturel avec les cigarettes blondes, le bas nylon et les sodas. Et que soixante-dix ans plus tard, le modèle est fatigué, les icônes qui l’ont porté connaissent les désillusions, que l’Amérique qui veut nous engager dans un traité de commerce le négocie en cachette. Comment en est-on arrivé là ?

Le désenchantement est, pour les psychologues, une des étapes nécessaires de la découverte de l’autre. Les sodas, boissons sucrées gazeuses aromatisées avec des extraits de plantes et de fruits, ont connu leur heure de gloire lors de la prohibition américaine avant de migrer pendant les guerres. Ils affranchissaient de l’alcool une bonne part des amateurs qui n’aimaient ni le vin ni la bière. Mais la machine industrielle s’est emballée et a tué la poule aux œufs d’or. Elle a cassé le mythe malgré toutes les précautions sur le fameux « secret » (de polichinelle) de la formule. De boissons-plaisir, les sodas sont devenus obligatoires. Enkystés dans les formules de repas, omniprésents dans les lieux de transport et même les écoles d’où il fallut un décret pour les en déloger. Ils entrent dans les alimentations les plus traditionnelles au moment où ils risquent d’avoir le plus d’impact sur la santé puisqu’un soda pris à table n’a pas le même effet que celui qui accompagne une simple soif.

Les commentateurs font mine de penser qu’une « formule » nouvelle ferait l’affaire des tiroirs-caisses. Quelle formule magique sur des marchés jugés « matures » ? Breizh Cola, Corsicola, Elsass Cola, Chti Cola, etc., cela ne vous dit rien ? Les chercheurs parleront du principe de conservation des zones périphériques, concept difficile à transmettre au commun des marketteurs. A défaut, on pourra toujours se demander quelles sont ces manières européennes de baptiser des produits alimentaires par des lieux alors qu’on apprend dans les business schools anglosaxonnes à nommer les produits par les composants. On se demandera alors s’il faut-il garder une marque internationale de burger quitte à la faire muter en lui demandant de vendre des sandwiches. Ou se rendre à l’évidence que dans nos vieux pays d’Eurasie, les cultures alimentaires sont d’abord territoriales (toponymiques) avant d’être individuelles (patronymiques) ?

On en vient à s’interroger sur les questions de taxe (pesant quelques centimes dans l’achat habituel ou coup de cœur) qui seraient si opérantes sur les choix des assoiffés. Le sont-elles vraiment ? Ou les mises en garde sanitaires pèseraient-elles davantage sur l’excès de sucre dans les aliments et, en particulier, les sodas ? Si c’est le sucre, pourquoi les formules light plongeraient-elles comme les autres ? Cela exigerait de savoir au minimum ce que les sondeurs savent sur la connaissance du light chez les amateurs. Le perçoivent-ils si light ? Nous sommes là en plein dans le mythe. Ne soyons pas dupes, il faut parler prix, coûts, marges, postes de travail, objectifs, croissance, mais il faut aller au-delà, bien au-delà. Car l’amateur est aujourd’hui bien plus éduqué qu’on ne l’imagine. Il fait des fautes d’orthographe et maîtrise mal le calcul. Mais sur les réseaux sociaux, il sait se faire une opinion, il sait voter sans demander l’avis à un parti politique. Il sait éviter la publicité de masse et déjouer les ruses du marketing. Homo numericus est un être terriblement malin. Dans les amphis où nous côtoyons ceux qu’on a appelés la génération Y, la connaissance est mal partagée car elle n’est pas de même nature. Les uns baignent dans un univers qu’ils ont créé à l’abri du monde, alors que les autres que nous sommes peinent à leur parler et transmettre nos questions. Jean-François Sabouret dans son petit livre, Japon. La fabrique des futurs, (CNRS-Editions) raconte comment la jeunesse japonaise hyperéduquée refuse de travailler sous la contrainte, pourquoi elle aime buller et ne se fait qu’à contre-cœur à l’idée du mariage. Attention, la pensée cool Japan n’est pas seulement un soft power. C’est un bric-à-brac de tradition consacrée et d’innovation confortable qui ressemble furieusement à ce qui prévaut dans la tête d’un candidat à une boisson sucrée.

Moralité : il faut débrayer et passer à l’enquête sur ce que boire un soda veut dire aujourd’hui. Les mannequins et les sportifs ont beau se trémousser dans toutes les publicités les plus affriolantes du monde, leurs contorsions ne toucheront pas ceux qui plongent la paille du verre de soda comme une somme de microdécisions personnelles, irrationnelles mais pas obsessionnelles. Le futur s’écrit dans les crises, ne l’oublions pas. 

 

Gilles Fumey est professeur de géographe de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne et chercheur au CNRS. Son dernier livre, Le roman du chocolat suisse (Le Belvédère) vient d’obtenir le Gourmand Award Culinary History 2014.

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