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Viande et cancer, pourquoi agiter le chiffon rouge

29 Octobre 2015 - 3079 vue(s)

Chez les êtres vivants, humains ou non, l’une des conditions de la survie est la peur de l’autre. Une méfiance toute naturelle : chacun se sait intégré à une chaîne alimentaire où en se nourrissant de plus petit que soi, il risque d’être aussi mangé par… plus grand que soi. Ainsi va la vie sur Terre qui a charrié la peur depuis les débuts de la vie. On comprend mieux les psychiatres pensant que la plus grande pulsion humaine n’est pas la libido mais le besoin de sécurité. Les Révolutionnaires ne s’y étaient pas trompés en déclarant la « sûreté » dans la fameuse Déclaration des droits de l’homme comme « un droit naturel et imprescriptible ». Le besoin de sécurité se trouvait légitimé. Dans les années 1950, Jean Delumeau a repéré que notre langue inventait de nouveaux mots : « sécuriser », « sécurisant », « sécurisation ».

On n’est donc pas surpris que notre époque charrie aussi le sentiment inextinguible de la peur, et, en réponse à cette peur, produise du droit et des règles. Mais nos peurs contemporaines sont moins celles des accidents de la route – 500 000 personnes tuées en France depuis 1945 – que celles des maladies dont nous voyons mourir nos proches. Des maladies dites « de civilisation » telles les cancers, les maladies cardio-vasculaires, le diabète, l’obésité. Et des maladies neurodégénératives  comme la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson et celle d’Alzheimer. Nos peurs s’entretiennent par le fait qu’on ne sait pas trop comment en venir à bout. Impuissante, la médecine demande à la biologie de formuler des facteurs de risques augmentant la probabilité de développer ces maladies. La biologie s’appuie sur la statistique et fabrique des pourcentages censés éclairer nos choix et nos pratiques.

Analysons avec attention l’alerte du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) qui déchaîne actuellement les médias sur la nocivité des viandes rouges. Car le CIRC a pu aider la communauté internationale à interdire le glyphosate, pesticide le plus utilisé au monde, ainsi qu’à alerter sur les graves dangers causés par les gaz d’échappement des moteurs diesel et le tabagisme passif. Ce qui pose question est l’usage abusif dans les phrases de termes comme « probable » et des verbes au conditionnel (ceci provoquerait cela). Les statistiques, elles, sont aveugles car les données de Global Burden of Diseases Project imputent 84 000 décès dans le monde aux viandes rouges et transformées qui doivent être mis en rapport avec les 200 000 décès liés à la pollution, les 600 000 décès liés à l’alcool et le million de cancers du poumon lié au tabac. Enfin, les « indications limitées » sur le lien avec le cancer colorectal chez l’homme masquent le fait que le lien entre consommation de viande et décès peut relever d’autres explications issues « des biais, du hasard et des facteurs de confusion ». Pour une étude qui veut éclairer les consommateurs, est-ce bien sérieux ?

Que le rôle du fer héminique dans les charcuteries, et que le rôle des nitrates et des nitrites nécessaires à leur fabrication donnent des risques de cancer du pancréas et de la prostate est une chose. Mais évoquer ces risques, c’est se moquer de la géographie car ces risques sont très variables selon les pays et touchent souvent de très infimes minorités de population, bien moins exposées que les grandes masses de jeunes buveurs de lait exposés aux résidus d’antibiotiques. « Absorber quotidiennement 50 grammes de jambon, de saucisse ou de pâté augmenterait de 18% les risques de cancer » : comment le consommateur peut-il comprendre une telle injonction ?

Les médiations scientifiques sont donc instrumentalisées par la peur, une peur construite par une confusion liée au grand nombre d’enquêtes tombant régulièrement comme des épées de Damoclès, désignant toujours de nouveaux aliments à la suspicion. Actuellement, les snackeurs demandent toujours plus de sécurité, plus de produits frais, peut-être moins de produits transformés comme il en est proposé sous forme de salades dans les rayonnages. Mais ils savent déjà comme l’air qu’ils respirent, les cigarettes qu’ils fument, l’alcool qui les détend et les rend parfois joyeux que c’est de dosage qu’il s’agit. Les hypercarnivores apprendront sans doute que leur corps n’apprécie pas la surconsommation de viande, qu’ils ne perdront rien à revenir à des niveaux anciens plus modestes. Ce serait à désespérer de la science moderne que d’imaginer qu’elle ne fait que répéter ce que déjà un médecin suisse du XVIe siècle, Paracelse, écrivait : « Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose détermine ce qui n’est pas un poison. » A méditer dans la tempête.

 

Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle de l’alimentation à Paris- Sorbonne et à Sciences Po. Chercheur au CNRS, il anime le séminaire Penser l’alimentation de demain à l’ISCC.

 

 

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