La poule et l’œuf, épisode 2. L'offre et la demande en question !

6 Janvier 2016 - 3547 vue(s)

Je suis heureux que nos billets, celui de Thierry Poupard et le mien, puissent engager un débat de fond sur le snacking et la manière dont il fonctionne dans l’économie alimentaire. C’est un débat capital qui permettra à beaucoup d’entre nous d’éviter les erreurs de jugement au moment de prendre des décisions stratégiques.

Pour Thierry Poupard et ses étudiants du Cordon Bleu, il y a une prime à l’offre sur la demande, un vieux débat de l’économie depuis deux siècles. Comment fixer le prix d’un restaurant, autrement dit, d’un service ? Si on demande à Steve Jobs de répondre, il répondra forcément à côté de la plaque car Jobs fabrique des objets plus que des services. Et s’il veut surprendre avec des produits que personne d’autre que lui n’avait imaginés, forcément, une part de ce qu’il offre est inédite, surprenante, bluffante… Est-ce que pour autant l’acheteur d’un iPhone ne cherchait pas un mouton à cinq pattes pour téléphoner, mais aussi se réveiller, réserver des billets d’avion, consulter une carte, lire un journal ? Peut-être, d’ailleurs, est-il déçu que ce même téléphone ne serve pas de fer à repasser, de miroir, d’aspirateur, de sèche-cheveu, tout ce dont il a besoin à un moment ou un autre ? Pourquoi Jobs connu pour son immense orgueil – qu’il soit pardonné - ne pensait-il pas que ceux qui achètent son téléphone, certes, ne l’imaginaient pas comme ça, mais pourraient même être déçus parce que tout génial que soit l’iPhone, il n’évite toujours pas les « trous » dans la couverture du réseau téléphonique, il peut se décharger plus vite qu’on le pense, il a tendance à se casser facilement, il n’est pas étanche, etc… La preuve ? Certains l’abandonnent et achètent Samsung ! La honte, Monsieur Jobs…

Venons-en aux restaurants. Vous cherchez un restaurant qui va vous étonner par un service inédit, surprenant voire bluffant. Vous avez de l’argent et craquez votre pactole chez un chef triplement étoilé. Imaginons que votre chef se soit installé dans un bassin minier, parce qu’il est natif de là, que sa grand-mère lui a donné de superbes recettes qu’il a appris à sublimer dans ses études au Cordon Bleu. Mais voilà, les clients ne sont pas au rendez-vous. Car dans le bassin minier, la culture de la dépense n’est pas à celle du restaurant étoilé qui demande un certain capital social pour franchir le pas. L’offre est là, la demande non. Que se passe-t-il ? Pourquoi les premiers restaurants étoilés étaient-ils sur la RN 6 et la RN 7, dans des villes étapes très modestes, Saulieu, Roanne, Valence, etc. qui jalonnaient les trajets des riches vers la Côte d’Azur ? L’offre a bien suivi la demande…

Les start-ups auraient créé une demande inexistante ? Pas sûr. Ce n’est pas parce que Kodak n’a rien vu que la demande de photos numériques n’existait pas ! Qui n’a pas fait la queue à la Fnac Photo, constaté les dégâts de ses propres prises de vue et rêvé qu’un jour, un autre système éviterait de payer tant d’argent pour des photos ratées ? La demande existait bien, le numérique l’a réalisé ! Airbnb aurait créé une demande qui n’existait pas ? Pourquoi alors tant de gens louaient – ou sous-louaient des chambres à des étudiants, appartenaient à des réseaux d’échange d’appartement pour les vacances ? Pourquoi Voyages-Sncf.com a-t-il tant de succès ? Parce que nous avons tant rêvé, en faisant la queue au guichet, qu’un système un jour nous éviterait tout ce temps perdu…

Hélas, trois fois hélas, la demande précède toujours l’offre ! Dans la restauration ? Les sushis ? En Europe, on rêvait d’un fast food peu gras, avec des produits frais mais roboratifs, pratique à emporter, à conserver, propre et qui nous fasse rêver… Bingo pour les sushis ! Les food trucks ? Personnellement, je n’y ai jamais cru et je ne suis toujours pas très convaincu par les quelques expériences ici ou là qui marchent, et qui marchent parce qu’il y eut beaucoup d’échecs et que, pour certains événements, à certaines saisons, dans certains quartiers de certaines métropoles, il y a bien une clientèle pour se nourrir au camion. Ce serait être ingrat de ne pas voir tous tant les efforts qui sont fait pour cette street food que Thierry Marx encourage… Les hamburgers ? On feint de s’étonner de leur succès, mais comment ne pas voir que ces ronds de viande hachée conviennent à ceux qui ont découvert les steaks hachés du supermarché dans leur enfance, qui utilisent peu les couteaux, préfèrent quelque chose d’englouti en quelques minutes, à moins qu’un cuisiner « revisite » ce fameux best seller en y ajoutant un peu d’exotisme avec quelques épices, un label bio, un contexte de consommation chic ? Les chaînes de pâtes à emporter en box ? Les hot-dogs, les crêpes, les toasts, tout cela et bien d’autres produits culinaires répondent à des besoins ciblés par des cultures ambiantes qui les demandent. Essayez les hot dogs à la Philharmonie de Paris un soir de Passion selon Saint-Jean, les crêpes au Rotary, les toasts au Stade de France : tout contexte décalé risque de vous exposer à des déconvenues…

Une fois l’offre en place, la demande suivrait ? Combien de restaurants ferment dans les mois qui suivent leur ouverture ? Il faudrait être un piètre sociologue pour ne pas avoir vu que l’urbanisation forcée des années 1970 accompagnée par deux décennies d’américanisation admirative, jusqu’à épouser l’idéal des babas cools que tant de gens ont été avec leurs foulards et leurs santiags, que tout cela  ne se terminerait pas dans un fast food à l’américaine ? La demande était bien là, tout le génie des « pionniers » dont parle Thierry Poupard qui ont importé les fast food, a été de la deviner… Et le gourmet burger ? Il n’arrive pas par le hasard : ceux qui lui ont fait traverser l’Atlantique ont devancé le rejet du fast food que les nutritionnistes recommandent de fuir. La demande a bien précédé l’offre ! Le cas Burger King se comprendrait par les baby boomers nostalgiques ? J’y vois plutôt un phénomène de mode concomitant du rejet de McDonald’s accusé de tant de maux, notamment de payer peu d’impôts en France. Quant au cas du halal qui surgit dans les quartiers, c’est bien une demande qui attendait d’être satisfaite !

Enfin, pour terminer mon débat avec Thierry Poupard, sur les best sellers en restaurant présentés au menu board, en PLV ou par le personnel, bien sûr qu’ils ne seront pas demandés si on ignore qu’ils sont là. Mais pourquoi tant de produits qui sont là, qui sont vus, sont boudés par la clientèle ? Au point qu’il faille les relooker, les « revisiter » ou, pire, les remplacer ?

Au Collège de France, en 1959, un géographe nommé Roger Dion présentait une histoire de la vigne et du vin en France qui a été une révolution intellectuelle dont on n’imagine toujours pas les conséquences, parce que le marketing est souvent atteint de cécité et de myopie. Dion explique dans un livre dense et fouillé que les très grands vins sont vendus très cher parce qu’il y a une demande qui les attend et, même, les façonne : vins denses de Bordeaux ou effervescents de Champagne qui plaisent aux riches Anglais, vins de Bourgogne ou de Loire qui séduisent les rois de France, grands crus du Rhône qui aguichent les riches Lyonnais. Imparable démonstration ! Sans Anglais, ni rois de France ni banquiers et soyeux lyonnais, pas de grands vins en France. Que les Chinois et les Américains se le disent !

La grande différence entre ce qu’on enseigne dans les écoles d’ingénieurs et dans les universités est là : entre le marketing et l’anthropologie, entre l’économie et les sciences humaines et sociales, il y a un fossé que ce petit débat voudrait combler. Une fois pour toutes, qu’on laisse la poule pondre son œuf sans lui demander plus qu’elle peut ne caqueter : ce n’est pas la poule qui dira qu’un œuf, c’est un superbe mets. Et s’il n’y a pas de prédateur pour manger l’œuf de la poule, s’il n’y a pas de demande d’œuf, la poule aura pondu un œuf qui ne servira à rien. Jean de La Fontaine aurait dû prévoir une fable sur un tel drame qui, heureusement, n’a jamais vraiment existé. Car il y a tant de créatures vivantes qui aiment les œufs des poules... 

 

Relire le billet de Thierry Poupard  "En restauration, l'offre et la demande, ce n'est pas l'oeuf et la poule"

Par Gilles Fumey, professeur à l’université Paris-Sorbonne et à Sciences-Po.

Commentaires (2)
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Par Philippe le 06/01/2016 à 11:42
Bonjour très intéressant. Sur le cas d'iPhone, oui la demande existait avant, l'offre aussi (cf les premiers Smartphones de Msft, de Blackberry...) mais la demande et l'offre correspondaient à du Pro. La ou Apple a créé l'offre c'est en proposant un iPhone tactile, avec un écosystème créant des milliers d'appli et orienté end user...Les centaines de millions d'utilisateur d'iPhone n'avaient pour la plupart aucune espèce de demande de ce type avant que l'offre ne leur soit proposée...
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Par Gilles le 06/01/2016 à 14:23
Erreur ! Le tactile n'est qu'une simple technologie comme le wifi, le jet d'encre ou encore le stylo,la plume et le caractère d'imprimerie... Cette technologie permet de satisfaire une demande par définition infinie qu est de communiquer avec des outils de plus en plus rapides et de plus en plus fiables. Même chose en médecine : les prothèses en titane que ne pouvaient pas imaginer nos ancêtres répondent quand même à une demande qui est de se réparer une hanche. Orgueil des technophiles !
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