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Grignotons

28 Mars 2018 - 1839 vue(s)

Que n’entend-on pas sur le repas, notre repas forcément « traditionnel », familial, amical « menacé » par le grignotage. C’est une des ritournelles les mieux apprises par ceux qui se retournent sur un passé fantasmé. On a tous aimé les grandes tablées familiales ou les banquets dans les vergers lorsqu’enfant on pouvait rire, s’en échapper sans demander notre reste. Les longues discussions d’adultes, les prescriptions éducatives et moralisantes des mères et des pères (« tiens-toi droit », « parle pas la bouche pleine ! » « passe le plat à ta voisine ») sont des nostalgies de bon aloi.

Mais voilà que dans les années 1970 on adopte d’autres modèles de restauration. On a vu les fast food américains qui s’appellent aussi restaurants alors qu’ils sont tout autant des boutiques commerciales que des salles de jeux pour enfants, aux allures de halls de gare avec files d’attente conséquentes. On a vu des kiosques dans les espaces perdus de la voierie ou à l’avancée d’une boutique sur la rue, vendant du très rapide. On a moins vu la révolution des emballages en plastique et carton qui a permis d’emporter avec soi sa nourriture, ou de l’acheter pour la manger aussitôt ou en différé. Une nourriture d’abord solide, puis plus récemment liquide avec bouteilles, canettes, gobelets en cartons et couvercles en plastique. Tout d’un coup, ce fut « haro sur le grignotage » responsable de tous les maux de nos corps. Tout un chœur de pleureuses autoproclamées nutritionnistes entonne le chant de la sacro-sainte trinité des trois repas par jour. L’Etat ne fut pas en reste : il faut « Manger bouger…. » pour avoir le droit de croquer son muffin.

On ne défendra pas tel comportement et telle norme. Chacun est libre, personne n’est semblable et aucun n’a les mêmes besoins. Comme aurait pu écrire Marx (Karl, pas Thierry), cette belle histoire de repas est une invention du XIXe siècle bourgeois. Après la Révolution française, la nouvelle classe sociale qui prend les rênes du pouvoir politique et économique veut singer les rois déchus. Les tables ne sont jamais assez grandes, jamais assez tape-à-l’œil. Les pâtissiers qui découvrent l’abondance sucrière du bien nommé baron Delessert se lâchent : ils deviennent architectes décorateurs de gâteaux. Dans les restaurants, naissent les codes de bonne conduite sociale qui se transmettent jusqu’aux domiciles, dans les repas de fête, puis familiaux. L’édition fabrique des guides de savoir-vivre. Le repas devient le lieu idéal de la « police des familles » selon la formule de Jacques Donzelot.

Cette belle histoire du repas éducatif est, en fait, comme une parenthèse en train de se refermer. Aucun anthropologue n’écrira qu’une société évoluée doit manger collectivement. Nos modes de vie sont ainsi faits que nous aimons parfois mieux finir tranquilles une tâche au bureau que supporter des collègues bavards et bruyants. Et s’il fallait manger avec ses enfants, mieux vaut, pour nombre d’entre nous, choisir des contextes agréables où la rencontre ne va pas virer au cauchemar. La vérité est que les humains se sont nourris, avant comme après le néolithique, sans régularité, sans autre contrainte que de manger et boire quand ils ont faim et… quand ils trouvent de quoi se sustenter. La nouveauté est que l’industrie produit tant de volumes disponibles en tous lieux, avec tant d’astuces pour nous encourager à manger qu’elle est vue comme un danger.

Il faut entendre cette crainte et cette plainte comme une injonction à produire mieux, avec toutes les exigences des mangeurs : gustatives, nutritionnelles, environnementales et sociales. Dès lors que certains entrepreneurs dans la restauration rapide, parfois avec des chefs généreux et responsables, avec des valeurs de solidarité, de générosité, de vérité (suivez mon regard chez Alain C., Thierry M., et quelques autres) mettent au point des concepts qui satisfont les mangeurs quand ils le souhaitent, on considère que manger n’est pas un acte renvoyant à des rongeurs qui grignoteraient toute leur vie éveillée. Mais bien un plaisir qui ne conduit pas nécessairement à la culpabilité. Le printemps arrive, grignotons !

 

Gilles Fumey est géographe (Sorbonne Université et ISCC-CNRS). Il publie un « Atlas de l’alimentation » (avril 2018) chez CNRS-Editions où est sorti en 2017 "L’alimentation demain".

Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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