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Gras, salé, sucré : saveurs interdites?

16 Octobre 2018 - 2384 vue(s)

Telles trois condamnées, les saveurs qui font saliver sont devenues les cibles de la santé publique. L’État n’en peut plus de vider les caisses d’assurance pour soigner ceux qu’elles rendraient malades. Il faut quitter le monde des bisounours pour comprendre comment elles ont fasciné les mangeurs que nous sommes et sont devenues l’un des talons d’Achille de l’agroalimentaire.

Toutes trois sont désirables. Et à toutes les époques. Le prix à payer pour ces trois saveurs a été exorbitant. Le sucre des Antilles a été produit avec l’esclavage. Le sel a été extrait des mines dans des conditions effroyables. La quête du gras s’est faite avec des animaux comme le porc ou l’oie, et aujourd’hui des végétaux dont le palmier tropical. Le prix à payer a été fonction des routes, des taxes et des aires de chalandise qui se dilatent lorsque les niveaux de vie augmentent. L’impôt sur le sel, la gabelle, était dû au fait que le sel était rare et indispensable à la conservation des aliments, à la cuisine et au goût. Le sucre a été reçu en Europe d’abord comme une épice dans les… épiceries avant d’être banalisé au XIXe siècle avec la betterave et le maïs. Seul le gras a été accepté facilement du fait des disettes et il n’a guère fait l’objet de suspicion avant les Trente Glorieuses.

Avec la suralimentation, les scientifiques ont mis en évidence les effets cocktails à l’origine des méfaits de ces combinaisons gras/sucré dont le sel accroît l’incidence. Pourtant, une part croissante de consommateurs a l’impression que l’industrie des plats cuisinés, des gâteaux apéritifs, des charcuteries, des confiseries, des glaces, des pâtisseries fait la sourde oreille. Et qu’elle attend la foudre du législateur, les contournements dans les laboratoires, les arrangements avec les marchés extérieurs.

Longtemps, on a pensé que les tocades des mangeurs recadrées par la médecine et relayées par les médias (la phobie du gras contre le cholestérol, par exemple) étaient des maux nécessaires pour l’industrie devant s’adapter à ces diktats. Comme le prix à payer de l’abondance. Madeleine Ferrières a montré dans son Histoire des peurs alimentaires que chaque période a ses phobies : à certaines époques, les légumes étaient honnis au motif qu’ils provoquaient des ballonnements (sic), le café a été stigmatisé avant d’être adopté, et aujourd’hui la viande industrielle est dans le collimateur des mangeurs à cause des progrès de l’éthologie animale. Qui sait ce que deviendront le chou kale, la myrtille, les baies de goji ou la grenade encensés par la nutrition actuelle ?

Les méfaits du sucre, du sel et du gras sont aussi liés aux excès. La difficulté est que l’alimentation est faite d’excès, de débordements, de désir, d’irrationnel. L’interdit est plus désirable que le banal. Pour beaucoup, la transgression est plus agréable que la norme. Y compris pour les orthorexiques qui, d’une certaine manière, transgressent des normes sociales et relèvent cliniquement de l’excès. Il faut donc imaginer des aliments qui nourrissent ce désir de transgression sans s’exposer aux foudres des consommateurs. Les cultures alimentaires peuvent aider à y parvenir : il y a dix ans, manger une salade achetée au comptoir comme un sandwich était impensable. Les innovations sur les emballages ont rendu les végétaux faciles à emporter pour peu qu’à l’amont un process de fabrication garantisse des plages de conservation suffisantes.

La stigmatisation de la trilogie sel-sucre-gras pousse à de nouvelles recherches. Les modes de vie de plus en plus nomades n’échappent pas à la réorganisation des circuits de distribution. Les solutions existent. C’est ainsi que nos transgressions se déplaceront sur d’autres objets. Car manger, c’est l’acte suprême de la liberté de l’être humain. Et la liberté, c’est une conquête sans fin.

Gilles Fumey est géographe (Sorbonne Université et ISCC-CNRS). Son dernier livre : L’alimentation demain (CNRS-Editions)

Paru dans le magazine France Snacking n°50  

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