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Le snacking dans une vague montante

25 Février 2019 - 1782 vue(s)
Ils ont beau se désoler. Être accros à la table au déjeuner, au rituel du repas en soirée, snobant les buffets, les bars, les carrés dédiés. Ils ont perdu. La vague du snacking qui désempare tant de sociologues du dimanche pleurant sur la « déstructuration » des repas est une vague qui monte, monte, monte…

Pour saisir la vitesse à laquelle changent nos modes de vie, regardons un film des années 1970. La transformation de notre travail qui n’est plus attaché à un lieu fixe ou à une salle dédiée, l’accroissement de nos mobilités personnelles et familiales, notre moindre attachement à des rythmes saisonniers, tout bouge. Mais ce n’est pas nouveau. Nos ancêtres des campagnes devaient garder les troupeaux loin des fermes et inventaient le casse-croûte. Les marins cherchaient des nourritures qui se conservaient, salées, fumées, séchées. Les commerçants ont exploité les découvertes de Nicolas Appert dès l’Empire et les progrès du chemin de fer. Les ingénieurs formés à la chimie ont débridé leur imagination pour penser de nouveaux aliments plus « pratiques », faciles d’accès, mobiles et disponibles « où je veux – quand je veux », faisant les beaux jours de la bière, des pâtés, des charcuteries, de la viande entrée dans les nouvelles chaînes du froid. Les militaires ont dû approvisionner les armées plus nombreuses à combattre, apportant chacune leurs boissons lyophilisées, leurs nouveaux emballages... Pourquoi la vague des services qui a submergé les villes n’apporterait pas son lot de remises en cause ?

Nos dix dernières années de snacking ont été surtout marquées par les nouvelles mobilités liées aux applications sur smartphone. Avec trois milliards de personnes connectées, et bientôt le double, pendant un temps qui va de deux à quatre heures par jour, l’humanité vient d’acquérir un troisième cerveau après ceux de la boîte crânienne et du ventre. Elle a mis dans ses mains la puissance d’Internet et celle de nouveaux réseaux de sociabilité. Ceux qui voient cette étape comme une aliénation ont-ils lu Platon s’inquiétant de ce qu’il buvait et Flaubert pestant contre les trains à 30 km/heure ?

Cela étant, ce nouvel artefact du smartphone peut menacer nos fonctions organiques comme la mémoire, l’attention, le sommeil(1). Il nous emmène sur de nouveaux terrains sociopolitiques comme l’écologie, les données personnelles, la surveillance par les Etats. Le somnambulisme qui guette Homo smartphonicus ne gâche pas notre capacité décuplée à marcher pour des causes mondiales comme le climat, les migrations, la déforestation, à se mobiliser contre les maladies de civilisation comme le diabète, les maladies de Parkinson et d’Alzheimer, ou à enfiler un gilet jaune… Certes, les risques d’un capitalisme de surveillance ne sont pas nuls. Certes, les industriels et les restaurateurs peuvent-ils être victimes de procès d’intention avec des systèmes de notation insuffisamment régulés. Mais le snacking des dix années passées et des dix prochaines années se construira avec ces outils numériques.

Parmi mille exemples de ruptures, en voici une, inattendue, sur la place de l’alimentation nomade dans les pratiques urbaines. A Tokyo, on imagine mieux contrôler l’encombrement des rames de métro et de train en incitant la population à modifier ses usages des transports en commun par… la nourriture ! Ceux qui acceptent de décaler leurs trajets seront récompensés en nourriture. On arguera du fait que la bonne chair est abondante et bon marché à Tokyo. Mais il y a toujours des amateurs de bons plans qui, en évitant l’heure de pointe entre 8 h et 9 h, recevront des bons d’achat de noodles et de tempuras. La discipline japonaise impose toutefois le respect de l’horaire dix jours de suite pour au minimum 2 000 personnes sur la ligne Tozai, l’une des plus empruntées sur le réseau. Le pari peut être gagné.

Le snacking est justement cette attitude décomplexée vis-à-vis de nourritures qui, en Europe, ont été adossées à des pratiques familiales et sociales contraignantes. L’individuation des pratiques sociales ne signifie pas l’abandon de normes collectives mais leur redéfinition. « Seuls ensemble » selon la formule consacrée, nos contemporains peuvent échanger leurs manières de manger, les mettre au débat et les faire évoluer. Les jeunes générations ne vont pas tarder à imposer leurs standards environnementaux. Et se radicaliser, s’il le faut, comme les vegans qui ne manquent pas d’énergie ni d’ambition.

Comme la Révolution française a révolutionné la table en inventant le restaurant, le snacking remet en cause profondément les anciennes pratiques. Il bâtit de nouvelles manières de penser les nourritures. Si « nous sommes ce que nous mangeons » comme le pensait Hippocrate, alors nous mangerons ce que nous serons devenus dans ce nouveau monde numérique. Pour l’accepter, mieux vaut s’y préparer, ne pas se tromper de logiciel et surfer sans complexe sur la vague qui monte, qui monte, qui monte.

(1) Le troisième cerveau Petite phénoménologie du smartphone, Pierre-Marc de Biasi CNRS Éditions, 2018.

L’invité paru dans France Snacking n° 52.

Gilles Fumey est géographe de l’alimentation (Sorbonne-Université, CNRS). Son Atlas de l’alimentation (CNRS-Editions, 2018) est un succès éditorial.

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Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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