Phlippe Goetzmann
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Restauration, des clés de survie qui passent par une révision du modèle, selon Philippe Goetzmann

20 Mai 2020 - 7977 vue(s)
Consultant spécialisé en grande consommation et agroalimentaire, Philippe Goetzmann a analysé pour snacking.fr, les paramètres qui vont redessiner le paysage de la restauration. Un décryptage qui livre de nombreuses clés utiles à qui s’interroge sur demain et sur la manière de réécrire son business modèle. Rien n’a échappé à cet expert des changements de modèle de consommation depuis la montée en puissance du digital, au transfert du hors domicile vers le frigo, du changement de la géographie de la restauration à la mise en place de la distanciation. Alors que la restauration va se placer en mode survie, la baisse du pouvoir d’achat doit conduire chacun à s’interroger sur la politique tarifaire à venir.

La restauration vit avec la Covid-19 un moment particulièrement difficile ! D’autant qu’elle bénéficiait d’une dynamique on ne peut plus favorable qui s’est soudainement et brutalement cassée. Dans le secteur, comme ailleurs dans la consommation, les dernières années ont vu une accélération de la segmentation et l’arrivée de la notion d’expérience à un niveau équivalent à l’offre produit. Ainsi le développement du fast-food, du snacking « on-the-go », du fooding, de la bistronomie, le renouveau de la gastronomie et le revival des brasseries ont répondu à des évolutions diverses des attentes : Plus vite, plus original, plus expérienciel.

Ce mouvement, avec en background la réduction de la taille des ménages et l’individualisation du repas, la servicialisation de l’économie, l’augmentation de la distance domicile-travail qui impose de prendre ses repas hors de chez soi, semblait inarrêtable. Ainsi depuis des années le retail, perdait des parts de repas. Le potentiel de croissance en France apparaissait considérable. Le nombre de repas pris hors domicile était estimé à 1 sur 6 en moyenne alors que ce ratio est de 1 sur 2 aux Etats-Unis et de 1 sur 3 en Grande-Bretagne. La lente américanisation de nos usages faisait de la restauration un nouvel eldorado. Dont d’ailleurs le retail s’était saisi en développant largement les offres in-store de même que le digital avec le déploiement de la livraison et des dark-kitchens.

Et le covid-19 arriva !

Alors que les restaurants sont fermés et que les consommateurs sont contraints à renouveler leurs habitudes, il est trop tôt pour les certitudes. Néanmoins il est possible d’analyser les paramètres qui vont redessiner le paysage de la restauration.

Il faut tout d’abord rappeler que cette crise ne change rien à la structure socio-démographique des ménages et ne voit survenir aucune innovation technologique. Or ce sont les deux critères qui définissent sur le long terme les évolutions de la consommation. En conséquence les désirs et attentes des clients devraient poursuivre leurs évolutions, au-delà des effets conjoncturels.  S’il y a un élément rassurant, c’est celui-ci. Les clients devraient toujours avoir envie de sortir comme avant et sans doute plus du fait de la frustration actuelle.

Tout s’accélère, la livraison et le snacking deviennent multi-restauration

Mais si rien ne change, tout s’accélère ! Notamment le digital. Avec 2,5 millions de ménages qui ont utilisé le e-commerce pendant le confinement, c’est près de 10% des foyers qui ont ouvert un compte, majoritairement sur les sites drive ou Amazon, mais aussi chez Uber Eats ou Deliveroo. En 2 mois c’est plusieurs années d’acquisition client qui ont été réalisées. L’impact de ce mouvement est très important pour la restauration car il change la relation avec le client. Bien sûr le digital est ainsi un concurrent nouveau et une captation de valeur par les plateformes mais c’est aussi une opportunité en ajoutant un nouveau canal de distribution en plus de la salle.

Ce qui est très frappant ici ce n’est pas le volume de l’accélération digitale, mais les domaines qu’elle touche. Précédemment limitée à la restauration fast-food ou populaire, le monde de la gastronomie aussi est entré dans le « delivery ». C’est le Guide Michelin « at home », clin d’œil amusant quand on sait que Bibendum avait créé son guide pour les voyageurs.

Ainsi il est probable que le « click & collect » ou la livraison soient désormais une offre de base de tout restaurant, signant une séparation entre l’offre (la cuisine) et la distribution (la salle ou le digital). Cette séparation est un élément clef de l’analyse, qui permet les comparaisons avec les dark-kitchens d’une part mais aussi le retail. C’est aussi un élément de l’analyse de la valeur et donc du modèle économique. Nous y reviendrons.

Carte des restaurants, une nouvelle géographie

Il faut évoquer le télétravail de masse. Cette pratique jusqu’ici marginale va durablement s’installer, d’abord pour d’évidentes raisons liées à la saturation des transports pendant les mois de prudence qui nous attendent, ensuite pour de simples raisons pratiques, entreprises et collaborateurs y trouvant souvent leur compte.

Ce faisant les prises alimentaires, notamment le déjeuner, vont se déplacer largement des zones de bureau aux zones d’habitation. Le mouvement peut être important. Pour exemple, observons que Paris compte en gros un emploi pour un habitant, alors que le ratio est de un pour deux en France. Le changement de la géographie des repas va bien sûr changer celle des restaurants. De plus ce télétravail amène logiquement à prendre le déjeuner à la maison et déplace ainsi le repas des restaurants, et notamment du snacking, de la restauration collective voire du retail de proximité vers l’hypermarché qui remplit le frigo.

Distanciation sociale, entre sécurité et insécurité

Si les attentes des clients devraient rester stables, en revanche la notion de distanciation est un facteur déterminant pour la restauration dont la raison d’être est à la fois en France de nourrir et d’être le lieu le plus éminent de la relation sociale.

Avec la règle de 4m² par personne (et je mets de côté les effets désastreux sur la convivialité et donc l’expérience), c’est le potentiel de chiffre d’affaires qui est directement touché laissant sans doute de nombreux sites dans l’incapacité physique de servir le nombre de couverts minimum pour atteindre le seuil de rentabilité.

Si la règle est bien sûr la même pour tous, on voit bien qu’elle ne va pas toucher toutes les formes de restauration de la même manière : Les bistros et brasseries, les restaurants populaires faisaient de la densité à la fois la clé du modèle économique et souvent une dimension de l’expérience. Les moins touchés ici sont d’une part les snackings qui vendent à emporter donc sans salle et les restaurants gastronomiques qui de tout temps accordaient de larges espaces, gage de discrétion.

Au-delà de la règle actuellement prescrite et même en espérant qu’elle s’assouplisse vite, il est possible que les clients portent une attention durable et craintive à la promiscuité. Ce point justifie à lui seul de reposer clairement l’équation du modèle économique des restaurants et du lien entre capacité d’accueil de la salle (nombre de couverts) et capacité de production de la cuisine (nombre de repas).

Survivre, des adaptations du modèle incontournable

Comme si la capacité de la salle à faire du CA ne suffisait pas à questionner chaque restaurant, s’y ajoute comme dans tous les métiers, notamment de service, la productivité qui va être touchée par les mesures barrière. Le problème est critique dans les cuisines souvent étroites situées dans des quartiers passant où le coût du m² est élevé. Ainsi les coûts de production vont être renchéris, voire la production limitée.

On est donc à ce stade dans une situation complexe où le croisement de la capacité de la salle (CA) de la productivité (frais) et de la commercialité du site (flux client touché par le télétravail) imposent de poser hélas la question de la pérennité de l’activité « comme avant ». Mais sur chacun des paramètres le restaurateur peut agir.

Sur la productivité en adaptant organisation, horaires, carte même. Sur le CA en utilisant d’autres débouchés que la seule salle, voire là aussi en décalant les horaires. Quant à la commercialité de l’emplacement, elle était liée au principe du client qui vient. Si l’on va chez lui, la donne s’inverse, mais ajoute des coûts de distribution. On retrouve ici la distinction de l’analyse des coûts de production et de distribution.

Pouvoir d’achat, attention à la tentation du plus

Reste un élément fondamental de l’équation : Le pouvoir d’achat dont on peut légitimement craindre qu’il soit durement touché par la crise. Il faut rappeler que 10% de baisse du revenu représentent pour le quintile le moins argenté des Français une baisse du pouvoir d’achat de 30%, une fois les dépenses pré-engagées déduites. Il est ainsi hautement probable que le budget « sorties » soit très surveillé dans les mois à venir.

Pour autant le budget global ne fait pas l’addition. Les clients sortant moins (télétravail), la part des repas pris hors domicile devrait se réduire au profit de repas pris dans le retail à un prix nettement moins cher. IRI avait ainsi estimé que 6 semaines de confinement représentaient une perte de 6 milliards d’€uros pour la restauration et un gain de 1,7 milliard pour le retail. L’écart de 4,3, ici épargné, est aussi une poche de pouvoir d’achat pour se « faire plaisir », d’autant plus utile que les Français en ont envie.

En conséquence s’il est probable que nous sortions moins, il l’est tout autant que chaque sortie soit une petite occasion de se lâcher. Cependant, se faire plaisir ne signifie pas faire plaisir au restaurateur. Il semble ainsi dangereux ici comme ailleurs de tenter de compenser des difficultés de marge par une hausse des tarifs qui ne ferait qu’accélérer la désaffection des sites. La revisite rigoureuse de son modèle économique apparaît bien plus judicieuse que toute adaptation marginale de son offre et de ses tarifs.

En fait plus que jamais la concurrence va jouer en faveur de ceux qui offrent plus de « value for money » à chaque dépense, à chaque sortie. Ainsi la notion de « raison d’être », de « valeur » sera plus déterminante que jamais. D’autant que les aspirations à connotation sociétale (local, bio, traçabilité…) déjà élevées avant ont été amplifiées par le confinement. Les sorties seront plus rares, elles doivent être valorisantes. Plus de droit à une expérience moyenne dans la salle ou dans l’assiette.

 

Qui est Philippe Goetzmann ? Il est consultant en grande consommation et agroalimentaire. Après Sc-Po, il rejoint Auchan France dont il dirige plusieurs hypermarchés. En 2012 il crée la direction de l'offre puis la direction des relations institutionnelles d'où il pilote les relations avec les parties-prenantes notamment dans la filière agroalimentaire. Par ailleurs administrateur de Ferme France, membre du Think-Tank Agroalimentaire Les Echos et élu de la CCI Paris Ile-de-France, il fonde en 2019 Philippe Goetzmann &, un cabinet de conseil dédié au changement de modèle de la consommation.

https://philippegoetzmann.com/ https://www.linkedin.com/in/philippegoetzmann/

https://twitter.com/pgoetzmann 

 

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