François Charpy : Pourquoi la livraison survivra à la réouverture des restaurants ?
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Pourquoi la livraison survivra à la réouverture des restaurants ?

8 Avril 2021 - 5739 vue(s)
Face à la montée en puissance de la livraison qui modifie durablement les contours de la restauration et le parcours client, de nombreuses questions se posent sur la rentabilité du modèle et de ses acteurs. Expert de la restauration, François Charpy s'en est interrogé sur les réseaux sociaux. Il partage avec snacking.fr, son point de vue sur les agrégateurs, le modèle de livraison ou encore les stratégies à déployer à l'heure des transformations numériques. Cet ex-dirigeant de France Boissons, Quick, Steak ‘n Shake ou Disneyland Paris, est aujourd'hui fondateur de Food Strategy & Performance, structure de conseil en stratégie de marketing, transformation, développement, franchise et amélioration des performances commerciales ou financières de l’écosysteme F&B et restauration.

Vous avez pris la parole très récemment sur les réseaux sociaux en vous interrogeant sur le modèle économique des plateformes de livraison et de la livraison au sens large via les agrégateurs. Quel est votre avis sur cette mutation de la restauration ? Et faut-il s’en inquiéter ?   

La livraison n’est pas une nouveauté : Pizza Hut, Domino’s, Sushi shop en ont démontré la pertinence et l’efficacité. Mais la crise de la Covid et la fermeture des restaurants ont été un accélérateur. En 2020, 50 % des Français ont utilisé la livraison à domicile avec une pénétration sur toutes les tranches d’âge. Si la réouverture des restaurants aura forcément un impact, dorénavant la livraison fait intégralement partie du parcours client et du business model d’un restaurateur. L’émergence des plateformes (70 % des commandes) permettant l’externalisation de la prise de commande et de la livraison a transformé profondément les fondamentaux de l’écosysteme de la restauration. L’accès au marché est simplifié et moins consommateur d’investissement, le CA d’un restaurant n’est plus lié à sa capacité d’accueil, l’emplacement n°1 n’est plus une obligation. Les succès commerciaux des différents modèles de dark kitchens (Not So Dark, Dévor, Deliveroo Editions..) ou de marques en licence (Taster, Kbox) en sont l’illustration. Par contre, ce qui ne changera pas est l’exigence de qualité de l’expérience client. Quand Pierre Sang-Boyer rejoint Deliveroo Editions, il s’adapte aux contraintes de la livraison. 

A l’image d’Amazon en son temps, ou de Netflix, les plateformes de livraison ont beaucoup investi dans une forme de course en avant pour conquérir des parts de marché, n’est-ce pas avancer ses pions pour demain ?

La lutte est féroce entre les Deliveroo, Uber Eats, Just Eat pour gagner de la part de marché. Les investissements publipromotionnels sont massifs en communication, promotions agressives sur leurs sites (50 % de réduction, livraisons et produits gratuits). Les campagnes « Parlons Bouffe », « On se fait un deliveroo » les positionnent en acteurs centraux de la restauration en surfant sur les fortes attentes des consommateurs de customisation, d’ultraconvenience, et de diversité de choix. La comparaison avec Amazon et Netflix à leur début est légitime mais se heurte à la contrainte logistique des plateformes. Dans le food delivery, il s’agit, en un temps court (l’heure des repas), de picking amont multisites couplé avec de nombreux lieux de livraison, l’optimisation et la massification logistique étant minces. Investir aujourd’hui pour dominer demain, sûrement, mais la décevante introduction en bourse de Deliveroo interpelle sur la performance économique actuelle des plateformes d’autant plus en mobilisant des livreurs encore principalement autoentrepreneurs. L’évolution de la rentabilité par transaction est tout l’enjeu. Rémunérés au pourcentage de la commande livrée, le ticket moyen et le volume livré horaire sont fondamentaux ce qui explique les deals signés avec les acteurs de la GMS (Carrefour, Monoprix). Mais à force de multiplier le type de livraisons, n’allons-nous pas vers une pénurie de livreurs comme l’évoquent déjà certains restaurateurs de certaines villes de province qui peinent à délivrer sur les créneaux du rush du soir ? Une nouvelle lutte entre les plateformes pour maintenir leurs forces de livraison en perspective ! La décision de salarier les livreurs par Just Eat, au-delà d’un engagement anti précarité, en est le signe avant-coureur. 

Le pricing est semble-t-il la clé d’entrée aujourd’hui, mais selon vous, il est paradoxal, pourquoi ?

Les restaurateurs, pour protéger leurs marges unitaires, augmentent leurs prix de vente pour absorber les commissions des plateformes qui oscillent aujourd’hui entre 20 % et 30 % qui elles-mêmes font du bas coût facturé de livraison, un argument commercial. Le pricing des plateformes est paradoxal car il ne valorise pas l’intégralité de la chaîne de valeur notamment la livraison en elle-même pour le grand bénéfice des consommateurs. Avec des frais de livraisons de à 0,49 €, 0,99 € ou 2,99 € lorsqu’ils ne sont pas gratuits, il est difficile de couvrir l’intégralité de la prestation du livreur en comparaison au SMIC qui valorise à 0,17 € la minute (10,25 €/heure non chargé). Après avoir été facturé la semaine dernière 0,49 € de frais de livraison pour un restaurant situé à 4,8 kms de mon domicile, je m’attendais à voir Flash Gordon sur mon palier, je fus déçu. La tarification pour le client est opaque et ne correspond pas à la réalité économique. Ce n’est pas sain. La livraison a un coût, il doit être connu et payé au juste prix ! Pour une totale transparence, une facturation claire serait la bienvenue en séparant la marchandise livrée et le coût de la livraison. 

Quelle est la stratégie d’offre à retenir pour optimiser ce canal ?

Tous les produits ne se livrent pas sous peine de détériorer leur qualité organoleptique. L’élaboration des produits (recette et packaging) doit être calibrée pour la livraison. La promesse doit être « comme au restaurant mais à la maison ». Mais la restauration n’est pas uniquement des produits mais des marques et leurs expériences clients. Le terme « marque virtuelle » est inapproprié car il se cantonne  à des dimensions fonctionnelles (qualité produit, rapport qualité/prix, portabilité). L’ambition est de créer des « marques digitales » différentiantes avec un story telling, une expérience client unique  et une qualité constante. La concurrence est rude sur les plateformes car toute l’offre disponible est accessible. Sans points de différentiation, comment séduire le consommateur alors qu’il fait son choix sans contrainte en quelques clics ? Le challenge est de créer une expérience qualitative spécifique à la livraison avec des attentions particulières et une interaction avec le client. Pour un restaurateur avec une activité physique + livraison, l’investigation doit porter sur les raisons de la venue des clients dans son point de vente pour pouvoir les transposer dans l’expérience delivery. L’autre élément clé est l’excellence opérationnelle. Elle devient encore plus le premier protecteur de la marque car contrairement aux restaurants physiques, la correction d’une erreur est impossible. Le manquant ou l’erreur de préparation se paient cash et offrent un client à la concurrence. 

Comment voyez-vous l’après-covid ?

La réouverture des restaurants et son impact sur la livraison va être intéressante. Je suis convaincu que la livraison est irrémédiablement un élément constitutif du business model de la restauration au même titre que dans le retail. Les restaurateurs qui se sont investis dans la livraison pour survivre, vont devoir, pour capitaliser sur leurs efforts, intégrer au quotidien la gestion de 2 flux. Les marques sous licences vont continuer à croître. Il y aura des concentrations et des échecs dans les dark kitchens comme il y en a eu dans les plateformes de livraisons. Et je pense que les opérateurs avec un ADN de restaurateur tireront leur épingle du jeu. Les franchiseurs vont les intégrer dans leurs modèles d’expansion en complément de leurs formats traditionnels.

Apres des décennies monolithiques, la restauration se révolutionne et c’est passionnant. Et la grande révolution sera celle de la data, car le digital permet une connaissance approfondie du consommateur, d’anticiper et d’activer son front de vente ou ses prospects. Machine learning, datamining et CRM vont devenir des vocables courants dans notre écosystème.

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