Les révolutions sont tout et leur contraire : violentes ici, silencieuses là. Presque indéchiffrables. Et pourtant, dans l’alimentation, celle en cours actuellement a tous les signes d’une gigantesque tectonique des plaques culturelles. Après tout, ce sera la sixième depuis le début de l’humanité. Jusqu’à il y a 500 000 ans, les humains étaient frugivores et peut-être insectivores. Puis, avec le feu, les voici carnivores amateurs de gros gibier. Avec l’agriculture et la sédentarisation, Homo sapiens découvrait les bienfaits des céréales. Jusqu’à l’industrie au XIXe qui simplifiait la conservation et la transformation de produits frais. Avec les nourritures sorties des usines, l’appareil digestif des humains a peiné à s’adapter à l’abondance. Les épidémies d’obésité et le réchauffement climatique remettent le modèle en cause. La solution est-elle dans le local ? Sans doute, mais elle se loge dans de nouvelles pratiques signées « naturelles » par… les compléments alimentaires.
Si décriées hier, les pilules sont partout, en GMS et sur Internet. Vendues comme des compléments aux repas, elles enrichissent les rations nutritionnelles recherchées pour une meilleure santé. Elles offrent des actifs naturels facilement identifiables : à base de plantes (par exemple, l’extrait de chanvre contre l’anxiété, la douleur, les irritations, les brûlures…), à base d’ingrédients marins (tels les algues, le magnésium, le collagène marin pour le sommeil, la santé cardiovasculaire), à base d’ingrédients fermentés (levures, bactéries comme probiotiques).
Les cures sont de plus en plus personnalisées grâce à la mesure des besoins en nutriments (vitamines…) bientôt satisfaits par électro-acupuncture, ou par la possibilité de composer sa formule de compléments en version liquide à un distributeur automatique. Cette alimentation répond à l’envie de sortir du tout chimie pour aller vers plus de sécurité, comme le plébiscitent les millenials n’étant pas tous fans des repas à table et préférant le snacking.
L’idée que le repas est une étape obligée de notre culture alimentaire européenne aura bientôt vécu. Avant les restaurants nés à la Révolution en France qui ont diffusé le modèle du repas bourgeois, manger était une opération très désordonnée. On grignotait beaucoup dans la journée, en dehors des soupes et bouillies tirées de la marmite qui étaient l’ordinaire des masses paysannes. De temps en temps, un banquet rompait la routine. Mais tout cela est du passé. Les salariés enfermés de longues heures au bureau boudent les repas chronophages, sauf urgence sociale (manger avec ses collègues). Tout cela au profit de shakers équilibrés en nutriments et protéines. Les sportifs avaient ouvert la voie à près de 60 % des Français qui n’hésitent plus devant les substituts de repas, vitamines et autres pilules bourrées de nutriments. L’idéal gastronomique est devenu une exception. Aujourd’hui prévaut l’idée de renforcer son système immunitaire et ses forces, d’améliorer son sommeil, de réguler son stress (enquête Synadiet).
La recherche de nouvelles ressources alimentaires stimule les startups comme So Shape, Protein Works, Yfood, Bertrand, Feed, Huel, Amai Proteins… Une part croissante de nos besoins en protéines viendra de leurs inventions. La plus étonnante des découvertes vient peut-être d’un spin-off finlandais, Solar Food. En s’inspirant de la vinification, Solar Food parvient à produire une protéine portant des nutriments à partir d’un microbe nourri à l’hydrogène et au CO2 de l’atmosphère. La matière s’apparente à du soja au goût neutre et peut servir de base pour des pâtes, des produits laitiers, du pain. L’usine déjà construite produira quatre millions de doses de Solein dans un an et les développements sont infinis, l’énergie étant le soleil. D’autres startups israéliennes parviennent enfin à remplacer le sucre.
Ce n’est pas tout. On sait de mieux en mieux traiter les végétaux comme une protéine animale. Et pour les végans (et les autres) souvent très gourmets, les substituts de foie gras composés de levure alimentaire, d’eau, de lait de coco, de larmes de champagne et quelques grammes de truffe et d’épices font l’affaire. Le snacking va porter ces végétaux dans des emballages qui seront végétaux aussi.
Les mythiques pilules des cosmonautes qui horrifiaient nos supporteurs gastronomes ne sont plus amères. Dotées d’un fort imaginaire santé, elles portent au milligramme près les nutriments dont nous estimons avoir besoin pour vivre. Sans nier que les repas ont encore une bonne image, nous voyons advenir grâce aux biotechs ces nouvelles pratiques alimentaires collant à nos nouveaux modes de vie. L’heureuse formule du médecin grec Hippocrate (IVe siècle avant notre ère) « nous sommes ce que nous mangeons » n’a pas pris une ride.
Gilles Fumey
Gilles Fumey est géographe (Sorbonne Université/CNRS). Il publie cet automne une Histoire de l’alimentation (coll. Que sais-je ?)