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Manger le ballon de Mbappé

2 Juin 2022 - 1494 vue(s)
Dans sa chronique pour France Snacking, le géographe de l'alimentation Gilles Fumey pose la question de l'expérience au restaurant en général et en snacking, en particulier. Une lecture à croquer, comme à chaque fois, avec gourmandise.

Vit-on des années folles d’après crise comme il y eut des poussées d’adrénaline sociale dans l’histoire de France ? Aujourd’hui, ce ne serait pas la débauche gastronomique d’après les guerres napoléoniennes, ni les années fastes du Second Empire après la révolution de 1848, non plus le chambardement culturel et social des années folles ou le baby-boom d’après-guerre. Quelque chose que le Covid a déjanté, un trouble qui réveille des instincts sociaux jamais vus.

Parmi les plus déjantés ? Dans le très bourgeois Sauternais au sud de Bordeaux, on sert du vin sur des pontons perchés dans un cèdre bicentenaire du château de Rayne-Vigneau. Ou des cocktails mixant le prestigieux nectar aux agrumes et aux spiritueux au château Lafaurie-Peyragey. Ou encore à Pessac-Léognan, les bains de forêt précèdent une dégustation du grand vin du château Olivier. Une inspiration du shirin-yoku japonais qui permettrait de lutter, grâce à cette cure sylvatique, contre le stress.

Qu’est-ce que nous dit cette mise en scène ? Que l’ambiance vaut mieux que le flacon ? Regardons du côté des chefs. Le quadra Jean Imbert, au Plaza Athénée, « ami des stars », attire une clientèle sans avoir à médailler sa langouste Bellevue avec de la gelée. « Le Plaza est devenu une salle de spectacle » assure le guide Lebey. La pâtisserie est présentée après un lever de rideau digne de l’Opéra Garnier.

La désertion des restaurants depuis la pandémie a poussé à réinventer « l’expérience » par les lieux. En créant des marques. Laurent de Gourcuff et Benjamin Patou sont passés du business de la nuit à celui de la restauration. Leurs sociétés Paris Society et Moma Group totalisent 3 300 salariés. Comme la famille Costes (Marly au Louvre, Beaubourg), ils occupent les meilleurs emplacements et proposent une cuisine d’assemblage. Patou : « On ne va plus au restaurant pour manger ! » Bigre. « Mes concurrents sont Netflix, le PSG et les cinémas Gaumont ! » assène-t-il dans L’Obs.

Tiens, tiens… Et si pour le snacking, Netflix, le PSG et les cinémas Gaumont étaient les meilleurs alliés ? Certes, une terrasse à la Tour Eiffel, à la Tour d’Argent en attendant la reconstruction de Notre-Dame non plus, ou encore chez Laurent au pied des Champs-Élysées, ça ne se refuse pas. Mais un match au Parc des Princes non plus, une promenade au parc de Sceaux pour fêter Hanami, le renouveau du printemps japonais sous les cerisiers en fleurs encore moins, ou encore le sommet du mont Blanc pour une dégustation de café de la Jamaïque apporté dans un thermos après ascension héliportée ? Désormais que les smartphones immortalisent ces mises en scène qu’on peut envoyer à ses proches ou sur les réseaux sociaux, ceux qui ont des établissements, aussi coûteusement aménagés soient-ils, ont du souci à se faire.

Le restaurant né à la Révolution est un concept en train de muter. Louis XIV qui, jeune roi, mangeait sur des tréteaux parce que les tables de salle à manger n’existaient pas, a inventé la mise en scène de soi. On le voit sur des tableaux, en train de déjeuner, face à ses courtisans. Cette mise en appétit visuelle a transité dans les restaurants bourgeois durant tout le XIXe siècle, inventeur de la gastronomie. Aujourd’hui, que faire de cet héritage encombrant désormais qu’aux belles saisons nous voulons tous manger dehors ? Après tout, « comme au théâtre, on y vient pour une œuvre éphémère », plaide Léo Bourdin.

L’éphémère prend des dimensions cocasses comme chez Alinea à Chicago : imaginez un ballon comestible (griffez-le, en passant, Mbappé) qui se casse dans l’assiette « laissant échapper un monde de vapeurs parfumées ». À Shanghaï, on amuse les clients avec des projections murales. À Paris, dégustez des poissons dans une salle cernée d’écrans projetant des baleines qui chantent. Léo Bourdin a déniché une ancienne caserne de pompiers où DJ et joueurs de djembé s’en donnent à cœur joie. Ici, c’est végétarien, l’arrivée des légumes sur la table est théâtralisée et lorsque le chef entre en scène, pinceau en main pour étaler un condiment végétal, il conçoit son « plat » devant les convives avant d’être applaudi.

Victor de Lugger de Big Mamma : « Notre métier n’est pas de nourrir les gens mais de donner une expérience à vivre ». Depuis le temps que les anthropologues le disent, finira-t-on par les croire ? Essayez ceci : cuisinez longuement votre plat préféré et choisissez le meilleur vin. Invitez des amis dont vous savez qu’ils se détestent. Mangez. Buvez. Trinquez. Attendez-vous à de graves reproches de la part de vos invités alors que vous leur avez offert le meilleur.

Penser le snacking comme une expérience ? Rien de plus simple ! Donner la possibilité aux mangeurs d’être là où ils veulent pour se restaurer. Même par des températures très frisquettes, la place du Panthéon à Paris est devenue à la pause méridienne un vaste restaurant universitaire. Comme les quais des fleuves et rivières, les jardins et les parcs, les lieux les plus insolites, intimes ou publics. Qui s’en plaindrait chez les acteurs du snacking ? Pensons-y cet été !

 

Gilles Fumey est géographe (Sorbonne Université / CNRS). Il a publié au printemps une Histoire de l’alimentation (coll. Que sais-je ?)

 

Retrouvez cet article dans le tout dernier numéro de France Snacking  FS 67 qui vient de paraître, feuilletable gratuitement en ligne dès aujourd’hui et dans la boîte aux lettres des abonnés dans quelques jours.

 

Tags : Gilles Fumey
Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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