Gilles Fumey
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Vers le monde d'après, selon Gilles Fumey

23 Décembre 2022 - 1505 vue(s)
Découvrez le billet de Gilles Fumey paru dans la dernier France Snacking disponible dès aujourd'hui en version feuilletable.

Panique aux courses ! Devant certains rayons vides, la stupeur s’empare de nous qui sommes drogués à l’abondance depuis des décennies. Faut-il une crise de l’énergie pour prendre conscience que le modèle alimentaire est fragile, très fragile ?

La guerre en Ukraine nous donne la poisse. À cause d’obscurs délires géopolitiques d’un tyran, toute l’économie mondiale est chamboulée. Pourtant, à bien y regarder, ne sommes-nous pas responsables de tous ces déséquilibres, ces menaces de pénurie alimentaire, ces rayons vides ? Certes, on savait que l’abondance aurait une fin, mais la force des habitudes… On savait qu’il y aurait un « monde d’après » comme il y en eut un en 1945 à la chute du nazisme, en 1973 avec le quadruplement du prix du pétrole, en 1991 avec l’effondrement du soviétisme. Mais le monde d’après l’abondance, il ressemble à quoi ?

D’abord, l’abondance. Elle n’est pas le fruit du hasard. Elle a été voulue par des sociétés qui ont saisi toute la capacité de production offerte par l’industrie depuis 200 ans. Dès l’âge des machines à vapeur, de la chimie et de la biologie, on a dépassé les attentes en termes de volumes avec, aujourd’hui, une course à l’échalote de produits dérivés dont les enseignes commencent à se lester : compotes en pot, en gourde, en bocal, format individuel ou familial, allégées en sucre, version bio, avec des morceaux, à boire à la paille… N’en jetez plus. Il a fallu, en outre, apprendre à gérer des surproductions dans le lait, la viande, le bio… Toute une énergie du marketing a été nécessaire pour écouler ces volumes dont, rappelons le chiffre global pour l’alimentation, le tiers est gaspillé. Comment informer les mangeurs et stimuler leur désir de consommer sans les orienter vers des pratiques et des produits très carbonés ? On table sur l’esprit critique des acheteurs arbitres des publicités. En même temps, on active leur désir de manière très efficace par le numérique avec le big data, les algorithmes prédictifs, les influenceurs… Casse-tête !

Le snacking est défié sur deux terrains. Le premier défi est d’avoir à répondre désormais du bilan carbone des produits alimentaires. Le snacking progresse pour l’instant parce que le modèle des restaurants est en pleine reconfiguration et qu’un grand nombre d’entre eux ayant sombré avec le Covid ne renaîtra pas. Il progresse parce qu’avec l’inflation, les consommateurs contrôlent, en partie, leur pouvoir d’achat en snackant. Mais dans une société d’hyperconsommation, la consommation sous contrainte engendre des frustrations. Va-t-on voir rééditée la crise des « gilets jaunes » ? Comment accélérer le changement culturel imposé par le bilan carbone ? Si la loi impose le combat du climat comme urgent à mener, un modèle de loi Evin sur les produits jugés nuisibles pourrait bien sortir des cartons.

Le deuxième défi est scientifique. Il y eut le Nutri-Score qui a chahuté les esprits. Seulement voilà, de la boite d’une célèbre marque de céréales chocolatées, surgit un petit chien qui nargue les nutritionnistes et monte sur la plus haute marche du A. Pourtant, des biologistes n’avaient-ils pas indiqué que le prétraitement par friture, l’extrusion ou le raffinage des céréales et des féculents changeant les sucres lents en sucres rapides, tous ces procédés bouleversent le label public qui se voit discrédité d’accepter de nouveaux arômes, des édulcorants, des épaississants, du gluten, du lactose, du fructose et du glucose. Mais quand les substituts à la viande et aux fromages classés A arriveront, la bataille sera relancée. Les consommateurs deviennent plus que jamais arbitres.

Est-on si loin de l’Ukraine et ses défis énergétiques ? N’a-t-on pas entendu Amory Lovins, lauréat d’un prix Nobel alternatif en 1983, analyser que la guerre accélère la transition énergétique, que Poutine a mis une « vraie taxe sur le carbone » faisant que 95 % des ajouts de production électrique aujourd’hui viennent du renouvelable. Ainsi va la route vers le monde d’après. Du sang et des larmes parfois, des jeunes au combat, des politiques parfois déboussolés, des entrepreneurs toujours sur la crête qui nous feront toujours croire au meilleur. Un monde incertain qui danse sur un volcan.

Gilles Fumey (Sorbonne Université / CNRS). A publié au printemps une Histoire de l’alimentation (Que sais-je ?)

 

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Tags : Gilles Fumey
Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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