Nos manières de manger sont agitées par un tourbillon sans fin. Injonctions nutritionnelles de toutes parts sur l’alcool, le lait, le sucre, le sel, le gras (un peu moins). Lamentations sur les prix qui montent, qui montent. Récriminations sur le service dans les restaurants. Ça n’en finit jamais, même le rosé des vacances n’arrange rien. La dernière en date ? Un sujet sur les automates et grincement assuré : « Bonjour la convivialité ! »
Incorrigibles râleurs, les Français s’en fichent et font ce qu’ils veulent. On a beau ouvrir toutes les cités de la gastronomie du monde, célébrer l’art de vivre (de manger) « à la française », aimer l’apéro, la bière locale, trinquer avec du vin AOC, siroter un espresso italien… Parfois, il y a panne d’ascenseur, rien dans le frigo, rien à l’horizon puisque, c’est bien connu, les citadins-sardines de nos métropoles n’aiment rien mieux que les déserts campagnards, les plages vides, les lieux où, justement, il n’y a pas de touristes. De ce fait, les robots d’accueil, les machines à cocktail, les distributeurs de pain, de café, de pizzas, de glaces italiennes, et les armoires réfrigérées de snacks, sandwichs, confiseries, boissons fraîches sont là pour pallier les déficiences des ressources humaines de l’agroalimentaire.
Pourtant, il y a un bug. Dès que l'on parle alimentation et automate, on est invité à se pincer le nez, à crier au loup. Un journaliste s’est payé une bourriche d’huîtres sur la côte normande dans une « machine sémiotique » qui lui a fait cadeau, pas moins, d’un outil pour les ouvrir, d’un citron, des échalotes au vinaigre, des rillettes de grondin au massala. Au final, l’honnête râleur reconnaît : « Les coquillages sont d’une fraîcheur indiscutable, voilà nos angoisses de tourista vite balayées ». Comment peut-on manger des huîtres avec l’angoisse de la tourista au ventre ? Les huîtres étaient-elles indispensables au voyage ? Le distributeur aurait-il oublié une mention : « Il est recommandé de manger les huîtres à table en souriant avec des amis » comme on recommande de ne pas mettre sécher son chien après shampoing dans le micro-ondes ?
Qu’est-ce qu’un automate ? Juste une solution pour un besoin individuel que satisfont des industriels et des marchands. Un automate est-il programmé pour fabriquer de la convivialité ? Si la demande existe dans les lieux reculés où des consommateurs ont absolument besoin de parler d’eux à défaut d’écouter les autres, il y en aura sans doute un jour. Les Japonais abandonnés en maisons de retraite en ont déjà. Avec ChatGPT, le robot pourra leur trouver les tubes de Goldmann, raconter la coupe de rugby sur l’Équipe à haute voix, s’adonner aux blagues belges. Après tout, au 18e siècle, Jacques de Vaucanson se moquait des gens en leur montrant un canard « digérateur » et ses rouages qui déféquait en public.
Comme on va aux urgences hospitalières quand on ne peut plus attendre, on peut dire que les automates offrent une nourriture d’urgence. Qui n’a pas pesté contre le peu de goût d’un sandwich et qui s’en régale à trois heures du matin, lorsqu’il est affamé comme un loup ? Qui, en panne de denrées lorsque surgissent des importuns à la maison, ne serait pas content de trouver un distributeur de charcuterie s’il n’était pas végétarien ? Certes, la photo du joli petit cochon sur le distributeur de Saint-Vincent-du-Lorouër (Sarthe) est de trop. Pas besoin de singer un SDF qui apitoie le passant avec un caniche… Quant au distributeur de boissons au bureau à côté de l’open space, il est bien pratique pour reprendre des forces, prendre des nouvelles, raconter ses vacances. En toute convivialité ! Lorsque tous les cafés de France auront fermé parce que la plupart en sont restés au 19e siècle, des machines à cocktail, à apéro nous attendront dans les gares. À la gare de Dijon (Côte d’Or), l’une des villes moyennes de France les mieux desservies par le rail, la brasserie qui accueillait les voyageurs a été fermée cet été : devinez qui a remplacé le service ?
Même à table, l’attente d’une serveuse toute seule sur cette terrasse, où la moitié des tables ne sont pas servies, peut être simplifiée par un flash code. Nous manquera le sourire de la jeune fille en échange de notre compassion face à un patron qui n’embauche pas ? Prenons Massiac (Cantal), premier restaurant de France 100 % automatisé. Un robot vous sert du 100 % terroir à toute heure. Tant pis pour les végétariens qui comptent sur une salade verte ou des fruits, il n’y a que du cuisiné réfrigéré. Et si vous êtes en mal de convivialité, rassurez-vous, les touristes allemands, vos voisins de table, sont dans le même cas que vous et vous inviteront à la fête de la bière à Munich si vous savez vous y prendre avec eux.
Retour en ville. Dans les fast food de culture américaine, ce que l'on appelle élégamment des bornes font office d’interface. Ces ados qui lambinent, ne savent pas choisir, au moins, n’enquiquinent personne. Qui rend service à qui ?
Comme toute technologie, les automates déroutent, tout comme Flaubert s’effrayait du paysage vu d’un train lancé à 30 km/h. Ils s’imposent ou, plutôt, nous nous les imposons par contrat tacite sur notre capacité à supporter les contraintes sociales. Pourquoi se généralisent-ils ? Sommes-nous à ce point fatigués de l’humain ? De ses coups de blues, de ses petites lâchetés ? Et que la bulle, notre bulle, finalement nous protège des autres dont Sartre disait qu’ils étaient « l’enfer » ?
Retrouvez le billet de Gilles Fumey dans le dernier France Snacking qui vient de paraître.