Gilles Fumey
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Notre smartphone, 5e couvert, par Gilles Fumey pour France Snacking

8 Octobre 2024 - 623 vue(s)
Dans sa chronique parue dans le dernier magazine France Snacking n° 78, Gilles Fumey explore l'intrusion du smartphone à table, devenu un "cinquième couvert" lors des repas. Un appareil qui perturbe les conversations traditionnelles, autrefois centrées sur les échanges verbaux, en favorisant des interactions avec des absents via la technologie. L’auteur questionne l'évolution de l'alimentation face à ces nouvelles habitudes et critique la nostalgie d’un repas bourgeois, tout en soulignant l'adaptation moderne aux cuisines et modes de vie mondiaux.

Cet été, sous la tonnelle, sur la terrasse, nos conversations à table ont été nourries par un nouveau couvert. Le voici, discret ou triomphant, ce galet luminescent à côté de nos outils de table. Avec les deux cuillères – une grande et une petite – la fourchette et le couteau, voire tout simplement les baguettes dans l’autre monde asiatique, tous objets pour manger et attraper nos nourritures, le smartphone a grimpé sur nos tables, un peu à notre insu. Il a fait fort, l’ustensile qui s’est glissé, sans la moindre fonction technique pour nous nourrir. Mais ce biface vibrant et brillant révèle autre chose de nos agapes. Que nos aliments ne sont qu’une petite part de nos repas. Qu’ils nourrissent le corps certes, qu’ils satisfont un appétit, une gourmandise, un plaisir, tout ce que certains Français sont fiers d’appeler gastronomie. Mais à qui il fallait satisfaire une autre nourriture : celle des mots.

Les Français qui aiment se regarder dans les miroirs du Grand Siècle revendiquent un idéal social de conversation. Ils aiment les bons mots autant que les bons plats, l’exercice de l’esprit autant que l’adresse pour manger des homards. Mais lorsque l’ogre californien Google met en boîte toute l’encyclopédie des savoirs dans un biface pensé pour la main, voilà toute la table chamboulée. Les uns crient à l’invasion et veulent l’éloigner, les autres au scandale et au vol si on n’accepte pas l’intrus.

Un tel barouf renvoie au surgissement du livre à l’époque de Montaigne où l’on vit se dresser les bibliothèques et inventer une nouvelle pièce à vivre : le salon. De ce premier stockage dans les pages, le savoir a ruisselé sur les tables. Et avec Louis XIV, manger, c’était parler, parader. La conversation à table est devenue mondaine, puis bourgeoise avant de tourner au Trivial Pursuit et au quizz. Aujourd’hui, le smartphone sert à répondre aux questions des inévitables bavards, à fouiller un horaire ou une date de naissance, à montrer ses photos (les bébés, les chats et les plages : les trois stars des écrans). Dans les restaurants chics, pour les plus chanceux, les gourmands veulent une cerise sur le gâteau : un selfie avec la cheffe ou le chef. Ah, cette preuve que nous étions bien là, que nous étions « amis » comme le veulent les réseaux sociaux ! Cette braderie de l’intime au profit du grand bain dans le monde ! Comment chercher l’attention et l’approbation de son entourage pour se sentir meilleur ? En invitant tous ses « amis » à table avec le smartphone, d’autant qu’ils ne nous coûtent pas un euro…

Ce galet magique serait-il en train de démanteler les repas ? Tiraillés que nous sommes entre ce que nous avons dans l’assiette (ou dans les mains) et ce que nous voudrions dire aux absents. La conversation navigue dans le brouillard avec ceux qui suivent de loin, zappent, reviennent, quittent à nouveau le bateau, n’hésitent plus à se lever de table avant de revenir se raccrocher aux branches d’une conversation qu’ils ont perdue.

Du coup, on peut avancer que le smartphone est le couvert parfait du snacking. Trouver sa pitance, passer commande, payer au desk, manger dans son coin en conversant avec ceux qui sont loin ou en regardant des podcasts, des films, des tubes : le pied ! Que ferions-nous sans lui ? Les ronchons diront que cet horizon de mangeurs « seuls ensemble » est sinistre. Qui se souvient des plateaux-repas devant la télévision, après un épisode où c’était le poste de radio qui brouillait déjà l’unité de lieu ? Ce sont les mêmes qui vous assomment de leur logorrhée sur les vacances, leurs photos (souvent ratées) de famille, leurs astuces qu’ils sont les seuls à trouver « rigolotes ». Ce sont les mêmes que l’on évitera d’inviter dans un repas entre amis où chacun surfera sur ses tics comme il l’entend. Car après tout, prendre une photo avec ce cinquième couvert, pour féliciter ceux qui vous invitent, fabriquer un souvenir joyeux que l’on sera heureux de dégoter plus tard, où est le crime ?

Il faut cesser de penser que le repas bourgeois et ses codes seraient l’alpha et l’oméga de nos nourritures. Les Français qui s’imaginent avoir un nombril gastronomique seraient inspirés de lister la dette qu’ils ont envers les cuisines du monde. Ce ne sont pas eux qui ont inventé la pizza, le sushi, le curry massaman (merveille thaï), le canard laqué, le thiéboudiène, les raviolis, le risotto et des milliers d’autres trésors de l’humanité qui mange. Tous s’avalent de mille façons et aucun ne possède un code obligatoire à sa dégustation. Le snacking ne détruit pas le repas, il est une option que nos modes de vie ont adoptée avec ce 5e couvert. Qui se plaindrait aujourd’hui que notre biface du 21e siècle ne soit pas aussi performant que la lame d’un sabre japonais ?

(Sorbonne Université /CNRS-Sirice)

Retrouvez cet article dans le tout dernier numéro de France Snacking  FS 78 qui vient de paraître, feuilletable gratuitement en ligne dès aujourd’hui et dans la boîte aux lettres des abonnés dans quelques jours

 

Tags : Gilles Fumey
Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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