J’avais rendez-vous avec la célèbre Laitière de Vermeer au Rijksmuseum d’Amsterdam. Comme Tracy Chevalier l’a fait avec la Jeune fille à la perle, je l’ai interrogée sur ce qu’avait été son époque et ce qu’elle dirait de la nôtre. Je lui ai posé la question à laquelle tout le monde pense : à quoi songeait-elle en vidant sa cruche ? D’où venait le lait ? Était-ce elle qui avait fait le pain ? Elle me répondit des choses secrètes que je garde pour les historiens d’art. Mais lorsque je lui ai demandé si elle avait rêvé de vivre à une autre époque, si elle imaginait qu’elle aurait pu vivre autrement, elle esquissa un sourire, leva ses yeux bleus cristal qu’elle planta dans les miens : « Oui, voyez-vous, dit-elle, je suis la servante de Maria Thins, la belle-mère de Jan Vermeer qui m’a peinte, et qui vit dans un grand confort derrière cette cuisine. Vous entendez le clavecin ? C’est la maîtresse de maison. Elle travaille tant qu’elle n’a pas idée de ce qu’elle va manger. Elle me fait tellement confiance qu’elle me demande de faire les menus tous les jours. Mais elle me dit qu’elle n’aime pas trop les fromages qu’elle trouve sans goût, qu’elle préfère le poisson avec du vin blanc, plus que de la bière. Elle pense même qu’il n’est pas sain de manger trop de galettes sucrées. J’ai un frère qui travaille dans le quartier juif d’Amsterdam et qui me rapporte des épices, comme le poivre ou la cannelle parce qu’ils échauffent les humeurs dans notre pays où les rues sont gelées l’hiver. Quand je vois les natures mortes exposées dans les salons des voisins, où les citrons, les figues, les dattes et tant d’autres végétaux que nous ne connaissons pas figurant sur de très riches tables damassées, oui je me prends à rêver, oui, au-dessus de cette cruche, à une autre vie. »
Pourtant non, la servante de Maria Thins ne pouvait pas imaginer que son geste offert à la palette de Jan Vermeer deviendrait trois siècles plus tard, une icône mondialisée. Qu’une multinationale l’aurait transformé en label de qualité, que sa pose silencieuse devant la fenêtre serait un signe de distinction dans la jungle des marques. Mais toute modeste domestique qu’elle était, celle qu’on appelle la « Laitière » s’était demandé comment se débarrasser des demandes de sa maîtresse, comment deviner ce qu’elle aimait, pour ne pas lui déplaire ou la vexer, comment savoir qu’elle aurait pu aimer la saveur du lait de coco et de la citronnelle que lui rapportaient les navigateurs qui rentraient des Indes orientales. Elle avait pioché dans sa mémoire les recettes que lui avait transmises sa mère, en essayant de ne pas se tromper sur les mesures. Elle se demandait si elle aurait pu oser faire plaisir à Catharina, l’épouse de Jan, par exemple, lui offrir une crêpe à la cannelle comme c’était alors la mode ?
Toutes ces pensées, voici qu’elles trouvent leur résolution trois siècles et demi plus tard. Tout ce que la servante aurait aimé savoir pour orienter Maria Thins vers une alimentation qui l’aurait comblée, tout ce qu’elle s’était demandé sur sa propre santé, ses besoins nutritionnels, ses intolérances, ses goûts (elle n’aimait pas trop la viande et trouvait parfois le vin blanc trop acide), ses envies d’achat au marché lorsqu’arrivaient des galions des Indes, tout cela peut être résolu par l’IA, les menus par ChatGPT et, peut-être en aval de cette production d’un lait si fragile, les recettes de fromage, tel cet Edam piqueté de graines de cumin devenu un produit végétal, avec toutes les caractéristiques du fromage classique (odeur, goût, texture en bouche…) mesurées en laboratoire, dont la recette conçue par l’IA a pioché parmi 10 000 plantes (lentilles corail, pois, avoine, etc.) de sa base de données, pour créer une version végétale d’un fromage en deux semaines alors que les procédés traditionnels nécessitent des années.
Ainsi, pour le déjeuner de Maria Thins du XXIe siècle, la Laitière de Vermeer commanderait, sur une application américaine, un plat thaïlandais auprès d’une chaîne de restaurant établie à Dubaï par un Français d’origine turque. La chercheuse Laura Sibony (Fantasia, Grasset) montre ce qu’une telle commande aujourd’hui implique : la laitière déclencherait l’édition d’un ticket chez un franchisé à Amsterdam, une IA japonaise aurait bien vérifié que les ingrédients étaient bien disponibles, que quelqu’un a bien cuisiné et fait livrer le plat. L’héroïne de Vermeer aurait mis le monde entier en branle par un seul mouvement du doigt, mieux que César et Napoléon ! Et ce qu’elle a fait ce midi, des centaines de millions de gens le font chaque jour… Une révolution !
Gilles Fumey