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Sacrée pizza !

31 Mars 2015 - 3332 vue(s)

Venue du fond des âges moyen-orientaux, estampillée par les Napolitains au XVIIIe siècle avant  de traverser l’Atlantique, adoptée avec Al Capone par la ville de Chicago qui l’a intégrée dans l’industrie agro-alimentaire avant de la mondialiser, la pizza est toujours en forme. Elle étonne et détonne par sa longévité.

Sa bonne forme ne tient pas à une étoile dans le ciel. Elle tient son succès  d’aujourd’hui dans la transformation du modèle traditionnel du repas. Un modèle lié aux rythmes du travail autrefois paysan et ouvrier et à des modes de vie bourgeois et citadins très marqués par la régularité et des formes classiques de sédentarité. L’accroissement des mobilités, l’urbanisation, les migrations ont bousculé ce modèle de repas stable, tout cela est archi-connu. Attachés à leur modèle du repas, les Français n’en butinent pas moins la pizza ailleurs, dans la rue, les supermarchés, les boulangeries où elle prend sa part du gâteau. Mais il y a plus dans la recette de santé exceptionnelle de cette double centenaire italienne.

Il y a les chiffres soigneusement consignés par Gira Conseil comptant plus de 800 millions de pizzas englouties en France en 2014. Il y a les distinctions nécessaires pour les commerciaux : pizzas de la grande distribution, de la restauration, des livraisons rapides, etc. Mais le succès qui fait que la pizza est partout, dans les camions, les distributeurs automatiques, les restaurants, les linéaires de surgelés, tout cela ne simplifie pas sa compréhension.

Galettes et tranchoirs

Ce succès nous ramène au Moyen Age, époque où il n’y avait pas d’assiette. La large tranche de pain qu’on appelait le tranchoir sur lequel on mettait la viande était issue du même modèle que celui des galettes et autres pâtes abaissées. L’assiette connut un vrai engouement au début du XVIIe siècle, époque qui va voir le repas se diversifier. Le tranchoir continue sur sa bonne fortune eu Europe du Nord (pains toastés, etc.) mais recule en Europe latine. Mais là où la tradition des galettes est solidement implantée, comme dans les régions cultivant du sarrasin telles la Bretagne ou l’Allemagne ou dans des régions consommant des pâtes plutôt que du pain, comme l’Italie, elle maintient cette technique du contenant supportant le contenu : on peut manger le support qu’est la galette ! Le rêve,  quand menace la disette.

La pizza est bonne pâte. Elle n’a pas rechigné à se poser dans les assiettes. Du coup, elle conforte son statut de nourriture universelle puisqu’elle peut être aussi bien mangée debout qu’assis, chez soi ou au restaurant, l’usage des emballages comme le carton étendant son aire d’influence à tout ce qui n’est pas une table : chambrées d’étudiants, stades de foot, bancs de jardin, piscines, autocars, amphithéâtres, pelouses de pique-niques…

La pizza, comme un générique

Cette infinité d’usages s’est étoffée par le caractère identitaire de ses garnitures. Les produits, les couleurs, les désignations par les prénoms (la douce Margherita…), les allusions à l’histoire de l’Italie, l’exotisme et, finalement, tous les discours destinés aux amateurs font de la pizza bien plus qu’un simple plat. Pour avoir vu des pizzas aux sushis à Tokyo chez des marchands audacieux (ou casse-cou), on s’attendra au meilleur comme au pire…. Mais ce que nous dit la pizza, c’est qu’elle est devenue un générique. Aucune ne ressemble à une autre, quand bien même est-elle passée par l’industrie, car on peut les personnaliser, les offrir, y mettre une garniture supplémentaire, les nommer comme « royale » ou simple « basquaise », texane ou au thon. Et chaque prise de pizza est un événement achevant le deuxième niveau de personnalisation : à table dans un restaurant italien avec un pizzaïolo œuvrant devant un four, au cinéma, au pied des pistes de ski, au camping ou dans une cuisine collective. Est-ce qu’on peut compter 800 millions de pizzas ? Ou penser qu’il y eût 800 millions d’occasions de manger des pizzas ?

Le Mondial comme dopant ?

Que pensera-t-on de l’idée que des événements comme le Mondial ou des JO « doperaient » la pizza (1) ? Ces événements sont des accélérateurs de déstructuration des repas au profit d’une alimentation in situ. Offrant en continu du spectacle, ils nous rappellent le comte de Sandwich accroché à sa table de jeu. Lâchée dans la compétition que se livrent des dizaines d’acteurs pour capter son marché, la pizza n’a pas fini de nous jouer des tours. Est-elle industrielle quand on peut la personnaliser autant ? Est-elle générique ou géographique ? Napolitaine, espagnole, orientale, indienne, espagnole, new yorkaise, maya, parmesane, arménienne, texane, californienne, norvégienne pour ne prendre que celles d’un site célèbre, elle ne demande qu’à être lilloise, parisienne, berlinoise, madrilène, marocaine, gabonaise, sri-lankaise, péruvienne ou aborigène.

Comme une dernière pirouette, la pizza reine du snacking est restée une fille fidèle à la cuisine. Sacrée pizza !

 

 

Gilles Fumey est professeur de géographie de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne. Il anime un séminaire « Penser l’alimentation de demain » à l’ISCC-CNRS.

  • Le Parisien, 5 mars 2015
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