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Guerre froide dans le snacking ?

8 Juillet 2015 - 5506 vue(s)

C’est l’histoire d’une firme russe de fast-food qui veut s’implanter à New York. On a peine à penser que, deux ans avant la chute de l’URSS en 1991, les Américains plantaient en triomphe une double arche jaune sur la place Rouge à Moscou. La guerre froide était sur le point de s’achever, les jeux semblaient faits. Aujourd’hui que les relations entre Poutine et Obama se sont rafraîchies, l’entreprise Teremok jette son dévolu sur New York. Provocation ? Défi ? Pas sûr.

Tout vient d’un coup de pouce américain. La chaîne CNN déniche les talents de Teremok et la glisse dans son classement mondial des fast-foods, sans doute pour ses performances financières. En 2014, c’est US Today qui mentionne Teremok. De quoi se demander comment naît une marque. Des médias qui aiment le buzz ? Du titillement de ceux dont les positions sont acquises ? Sans doute aussi parce que les Américains menés par Michèle Obama sur la pente vertueuse du manger autrement regardent ailleurs.

Mais la raison principale tient en cinq lettres : blini. Un mot que tout le monde connait, intraduisible et compréhensible. Une forme délicate et généreuse. Une crêpe arrangeante, grande ou petite, chaude ou froide sur laquelle la garniture est au choix, qu’on mange avec les doigts et qui porte les saveurs du lointain. Saveurs de fromage blanc légèrement acide, saveur salée avec le poisson ornant de sa chair rosée ou d’une peau argentée. Le blini connu de toute la jet set, de tous ceux qui aiment la vodka, la Russie et un certain folklore oriental.

Engagé en géopolitique, le blini va porter le fer aux Américains, là où ils sont à la fois champions et vulnérables. Dans la recomposition alimentaire actuelle où la végétalisation est dominante, le blini a ses chances. Le brin d’aneth qu’il porte n’est pas rien : il donne une signature gustative légère, originale, nordique. Facile à fabriquer et à servir, le blini va finir par tester ce que veut New York, « capitale mondiale du fast food » pour Teremok. Tester veut dire aller au-delà des saveurs salées, proposer des blinis à la banane et au chocolat, aux saveurs locales comme le sirop d’érable. Et l’assortir de la « kacha », une bouillie de sarrasin qui est l’ADN de l’alimentation russe.

Mikhaïl Gontcharov de Teremok connaît sans doute l’histoire du  blini qui est de la famille du pancake, venu d’Europe du Nord, de la Russie et ses périphéries. Le sens du mot « blini » varie selon les pays mais qu’ils soient cuits à la poêle ou au four, les blinis ont une signification cosmique, par leur symbolisme solaire : les anciens Slaves les cuisaient à la fin de l’hiver, une fête de carnaval (maslenitsa), que les Orthodoxes ont fixée juste avant leur carême, rappelant le retour du soleil. Dans le judaïsme, on retrouve aussi des traditions similaires qui aideront sans doute à la diffusion des blinis à New York aujourd’hui.  

Pancake et blini vont donc se rapprocher grâce au sirop d’érable, à la confiture et au miel, et par le beurre fondu, les œufs et le bacon du petit déjeuner britannique. Une petite cérémonie du matin, pratiquée par les citadins des grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg où Teremok compte déjà trois cents restaurants.

Derrière la conquête américaine par le blini, les Russes tiennent aussi à montrer qu’ils appartiennent à un pays pouvant créer des marques mondiales. Les sanctions américaines liées à l’attitude conquérante en Ukraine pourraient-elles jouer en défaveur pour Teremok ? C’est possible, mais lorsqu’on veut goûter de nouvelles saveurs, varier ses menus et ses habitudes, la géopolitique entre-t-elle en ligne de compte ? Possible, mais pas certain. On aura là un test sur la sensibilité politique des peuples aux nourritures des autres. Et une des modalités inattendues de la guerre froide sur ce petit bout de galette qui porte un grand message.

 

Gilles Fumey est professeur à l’université Paris-Sorbonne et responsable du Pôle Alimentation, risques et santé (ISCC-CNRS). Dernier ouvrage publié : L’Atlas global (Les Arènes).

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