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Quand les Belges se fritent sur la mayonnaise

30 Septembre 2015 - 3476 vue(s)

Peu d’entre nous savent que la composition de la mayonnaise en Belgique a été fixée par un arrêté royal publié le 16 avril 1955. Alors que nous utilisons la géographie pour fixer des terroirs, les Belges délimitent leur mayo en fixant dans leurs tables de la loi les doses de gras, exigeant au moins 80% de matière grasse et 7,5% de jaune d’œuf. Ne vous plaignez pas du gras de la mayo, c’est la faute à la loi. Et gare à celui qui oserait faire une mayonnaise à sa façon, l’article du code pénal du 20 juin 1964 est sévère.

Les frontières du royaume belge s’étant ouvertes avec l’Union européenne, la fédération belge de l’industrie alimentaire (Fevia) n’aime plus les moqueries contre la mayonnaise belge jugée à l’extérieur bien trop grasse. Hors de Belgique, la palme de la mayonnaise est espagnole, le taux de gras étant de 20 points inférieur à celui des Belges. Pourtant, le touriste que nous sommes tous au bout du Thalys n’aime-t-il pas plonger ses frites dans un bon stock de mayonnaise, si on en croit les associations de consommateurs locales ? La mayo « belge », c’est du bonheur patrimonial gastronomique !

La leçon de cette guerre est bien qu’un produit très gras, horreur nutritionnelle absolue, est apprécié par des amateurs de gras qui se fichent des recommandations comme de la rondeur de leur ventre. Faut-il les priver de leur gourmandise ? Les stigmatiser comme les amateurs de clopes ? Les culpabiliser en leur présentant la note de la Sécurité sociale ? Ils risquent de nous renvoyer le montant qu’ils font économiser aux caisses de retraite en mourant jeunes.

Sur les réseaux sociaux, les internautes se déchaînent contre l’industrie accusée d’être à la manœuvre. « Pour baisser la qualité », « pour que ça revienne moins cher à fabriquer », « pour que la norme devienne la qualité basse, émulsifiants, eau, gélatine »… Cette curée donne une idée de la défiance à l’égard des industriels médusés de cette colère permanente.

Certes, la solution belge idéale est de faire deux mayonnaises, non pas une pour les Flamands et l’autre pour les Wallons, mais une aux normes européennes (70% d’huile et 5% de jaune d’œuf) qui serait celle qu’on exporte et une, traditionnelle, pour les gourmands qui sauraient à quoi s’en tenir. Mais il serait aussi utile de remettre à plat les rouages du système alimentaire et de santé discrédités par les erreurs et malversations de quelques-uns. L’Allemagne, « championne de la qualité », vit des heures pénibles par la faute d’une poignée d’acteurs dont l’opinion se demande s’ils ont été incités à la tricherie par de trop fortes pressions sur les résultats de leur travail.

Si on prend au mot le travail des chercheurs Yann Algan et Pierre Cahuc, auteurs de La société de défiance (Seuil), la défiance menace des pans entiers de l’industrie dans tous les secteurs. L’« uberisation » de l’activité de services est en marche. Dans la restauration, les jeux sont ouverts pour une qualité qui ne soit plus définie que par la nutrition scientifique, ni par des Etats dont l’obésité pousse à des écarts de jugement à côté des désirs des mangeurs.

Que la France se souvienne du décret de 2011 sur le ketchup banni des cantines d’écoles primaires. Fini le libre-service pour la purée de tomates, mais une proposition chaque fois qu’un plat servi s’y prête, parmi lesquels… les frites ! On a oublié cette disposition mais elle a été perçue par les Etats-Unis comme une énième marque d’antiaméricanisme. Justement, de Californie a pointé du nez la mayonnaise sans œufs conçue par une start up, Hampton Creek. La bagarre a été déclenchée, là, par Unilever (distributeur de la mayo Hellman’s aux Etats-unis et Dijon Amora en France) qui porte plainte pour que « Just Mayo », version végétalienne, soit abandonnée pour cause de tromperie… Sans parler du syndicat des aviculteurs qui jettent leurs œufs dans le débat !

Dans la cour des grands, fini les rigolades. Faut-il donner raison au petit peuple qui, en plus du couperet redoutable du boycott, sait utiliser les réseaux sociaux pour se faire entendre. Une nouvelle histoire de l’industrie pour les prochaines années est en train de s’écrire. Il serait prudent que les firmes écoutent les anthropologues.

 

Gilles Fumey est professeur à Sorbonne Universités et Sciences Po. Il dirige le pôle Alimentation de l’ISCC (CNRS). Dernière publication : L’Atlas global (Les Arènes).

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