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Un intrus sur la table

11 Mai 2016 - 3713 vue(s)

Il s’est glissé sur la table, à côté des couverts qui, eux, sont apparus lentement à partir de la Renaissance. Il n’est pas encore vraiment autorisé, mais il insiste pour être là. Et il sait que son jeune âge ne plaide pas pour lui. Des innovations, on en a tant vu et vu disparaître que certains espèrent qu’il plongera, balayé un jour par une autre invention. Après tout, les bougies qui ont éclairé Versailles ont fondu devant l’ampoule électrique. Alors qui sait si sa vie va durer ?

Cet objet a tendance à mettre le bazar à côté de la fourchette. Il annonce que des plats végétaliens sont disponibles quand on veut ou on veut. Veut-on être sûr que ce qu’on mange est bien certifié d’origine ? Avec l’emballage et son flash code, il nous embarque dans la ferme maraîchère qui a produit nos tomates-cerises et le bouquet de basilic. Bien entendu, pendant le repas, il règle tous les litiges sur une date, un lieu qu’on n’arrive pas à extirper de sa mémoire, un film ou un livre qui remonte à la surface d’une conversation.

Subitement, le voici qui s’enquiert de notre santé. Tout d’un coup, il nous renseigne sur les nutriments de tel légume, la composition détaillée de telle salade qu’on a commandée sans trop y réfléchir. Il raconte autant qu’il se tait. L’activer n’est pas toujours garantie de succès mais il est très rare qu’il cale dans les montées…

Il est venu sur la table par les jeunes. Pour les scientifiques, les millenials sont très soucieux de leur bonne santé et de leur alimentation saine. Et le nouvel outil le leur dit. L’obsession de la santé tient au fait qu’on vit plus âgé et qu’on a le souci de vivre ces années supplémentaires en bonne santé. Combien, qui ne sont plus tout jeunes, soupirent que s’ils avaient su qu’ils vivraient si longtemps, ils auraient mieux pris soin d’eux-mêmes. Pour cela, les outils comme le nôtre, hyperintelligent, sont très précieux. Lorsqu’on mange avec lui, on augmente son QI alimentaire. On peut faire des choix plus éclairés. On peut s’écarter de la fatalité.

Comme la médecine hippocratique d’avant la chimie ou les médecines traditionnelles chinoise ou indienne, nous voici renseignés sur les meilleurs aliments à manger pour avoir la meilleure forme. Nos aliments deviennent alors, disent les Américains, « fonctionnels ». Erreur, dans le sens où nos aliments l’ont toujours été. Mais comme on assigne à ces aliments de nouvelles fonctions en rapport avec l’âge qui s’allonge, le fameux outil permet de mieux connaître ce qu’on mange, nos aliments acquièrent un nouveau poids dans nos vies.

Prenons le curcuma, le vinaigre de cidre, l’huile d’avocat, le melon amer et le kéfir riche en probiotiques. Ils vont nous donner une peau resplendissante, une bonne libido, de l’énergie, un meilleur sommeil. Et la recherche de ces aliments miracles se fait grâce à notre nouvel outil. Selon une étude américaine récente, plus du tiers des recherches passent par lui ! Et en plus, l’outil permet de savoir qui a les mêmes préoccupations que nous, quels sont les best sellers

Ce petit objet sur notre table nous a aidé à la sélectionner ainsi que les plats ou les produits qu’on va y partager. Mais il permet aussi de voir comment on peut associer un nouvel ingrédient à ce qu’on mange : faut-il consommer du curcuma en poudre ? En smoothie ? En boisson comme le thé appelé alors « lait d’or » ? Et si ce curcuma pouvait aussi m’aider à blanchir les dents ? Ce vinaigre de cidre pour nettoyer mon visage ? L’outil me le dira.

Voici donc cet intrus, arrivé de nulle part, qui n’avait pas été pensé pour être sur notre table qui y est. Il va falloir faire avec lui. Lui ? Notre smartphone.

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Gilles Fumey est professeur des universités en géographie de l’alimentation à la Sorbonne. Il dirige le pôle Alimentation de l’ISCC-CNRS

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