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Manger en marchant

9 Mars 2017 - 5625 vue(s)

Pourquoi « gagner » du temps et courir après la vitesse si on ne sait pas pourquoi ? Pourquoi à table en France, à la méridienne, le temps consacré à manger ensemble n’en finit pas de s’étioler ? Et ce n’est pas fini. Car sur le modèle américain, les industries de l’agroalimentaire ne lâchent pas les mangeurs. Tout sera fait pour qu’un repas soit avalé encore plus vite. Préparé par des petites mains dans des usines, il est déjà là, sous cellophane, dans nos sacs, nos tiroirs et nos placards, sur le quai du métro ou dans le hall de la gare, dans nos frigos au bureau ou même chez soi. Et si nous pouvons manger debout, en marchant, ce sera autant de « gagné »...

Mais marcher est un temps précieux pour rêver, penser, rencontrer, découvrir, avoir le monde en miroir pour se comprendre, ce que l’ancien patron de télévision Patrick Le Lay appelait non sans cynisme le « temps de cerveau disponible ». Tout cela est préempté par des opérateurs de l’agroalimentaire.

L’histoire du manger-en-marchant commence dès l’aube de l’humanité avec la cueillette. Il en reste quelques fraises des bois, des cerises et des pommes sauvages grappillées lors de nos promenades. Mais avec la cuisine et le travail des produits fermentés (pain, fromage, vin, choucroute, kimchi…), se nourrir a été une aventure collective jusqu’aux migrations de masse des Européens vers les pays neufs (Amérique, Australie) au XIXe siècle. Là, des pauvres venus d’Europe importèrent la pizza et les pains de viande avalés sur le pouce. Industrialisant leurs process de fabrication, ces descendants de migrants profitèrent des technologies de conservation (appertisation, chaîne du froid) pour imposer d’autres produits : petites bouteilles et canettes en aluminium pour les boissons, emballages plastiques et cartonnés, etc. Aujourd’hui, les machines à café délivrent non seulement des gobelets pour le café bouillant à boire dans la rue, mais une protection contre les brûlures, couvercle clippé et orifice pour siroter. Pour imiter les Américains et leurs cousins australiens reconnaissables dans les rues des villes touristiques…

Dans la bataille du snacking, du manger-où-je-veux-quand-je-veux, la vitesse est un atout. Car plus on va vite, plus les temps de transport se multiplient pour le domicile-travail, le domicile-papy-mamy, le domicile alterné des enfants, la halte Air-Bnb, l’aéroport et la gare. Manger snacké est la solution idéale. Y compris au restaurant où l’on pratique l’assemblage de plats préparés en usine et chez soi quand on est en a-synchronie avec sa famille.

Le nouveau manger debout en marchant est donc récent. Le comte de Sandwich grignotant à sa table de jeu des petits pains fourrés de viande en a fixé une étape. Dans toutes les civilisations anciennes, des plats étaient réservés pour ceux qui devaient nomadiser. Arrivées jusqu’à nous, ces préparations portent le nom de pain, fromage, charcuteries et produits salés, gâteaux et, bien sûr, eaux, vins et bières – en bouteille. Les panses et boyaux de bœufs, porcs, chèvres et moutons avaient été utilisés comme récipients transportés à dos de chameaux et de chevaux. Mieux que le bun de pain issu du toast médiéval de l’Europe du Nord, la baguette a été une autre étape car elle a permis de banaliser les sandwichs alors que le hamburger devait être mangé à table (haute ou basse).

Aujourd’hui, les industriels doivent imaginer des nourritures dans un triangle magique nutrition-santé-environnement. Et si possible consommables partout, y compris debout. Le plaisir sera autant de manger « quand-je-veux » que de manger sucré, salé ou épicé. Le plaisir me sera donné si je fais du bien à la planète, si je ne gaspille pas, si je ne fais pas souffrir les animaux, si je ne transmets pas à mes enfants des perturbateurs endocriniens arrivés dans mon corps à mon insu.

Dans "L’aile ou la cuisse", Louis de Funès est féroce avec la modernisation industrielle. Récemment, j’ai fait un rêve : avec Coluche, de Funès dansait sur un fil tendu entre deux tours à New York. Trump avait fait le déplacement de Washington pour féliciter les deux funambules, l’un avec un burger, l’autre avec un soda. Arrivés l’un en face de l’autre sur le fil, ils éclatèrent de rire et… me réveillèrent. En sueur, je lus le tweet que Donald Trump envoyait à ses millions de fans : « Les Frenchies sont formidables ! Manger debout, c’est une affaire d’Américains. Mais les Français vont finir par s’y mettre. »

 

Gilles Fumey est géographe (Sorbonne-Universités) et dirige le pôle Alimentation, risques et santé de l’ISCC-CNRS (Food20 Lab). Il vient de publier avec son équipe « L’alimentation demain. Cultures et médiations » (CNRS-Editions) et « Tsukiji, le marché aux poissons de Tokyo » (Akinomé).

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Tags : Gilles Fumey
Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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