Gilles Fumey
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Dark kitchens, vers un modèle industriel ?

11 Juin 2021 - 4724 vue(s)
Dans sa chronique pour France Snacking, le géographe de l'alimentation Gilles Fumey pose la question des dark kitchens et développe son avis sur le sujet.

Venues tout droit de Chicago où sont nés les gratte-ciel, les « cuisines fantômes » (dark kitchen, en globish) grattent le monde de la restauration. Mis à plat par un virus, les établissements phares de nos nourritures festives et professionnelles ne savaient plus à quel saint se vouer pour redémarrer l’activité. Et voilà qu’une partie de la clientèle s’envole, que les forçats de la cuisine aux horaires étendus ne se pressent plus au portillon, que des établissements ont déclaré forfait. L’été a beau chanter à la porte, le rocher de Sisyphe va résister aux poussées. Que devient le snacking dans cette remontée ?

Le snacking est comme l’air, il est partout. Dans les rues, la GMS, les boulangeries, les entreprises, chez soi. Il épouse nos modes de vie. Il s’enkyste aussi dans les dark kitchens dont les restaurateurs français pensent qu’elles ne sont que des cuisines. 400 cuisines en France actuellement (on prévoit le double dans deux ans) qui font le pari d’un restaurant sans salle et sont conçues uniquement pour la livraison. Mais non, ces cuisines n’ont rien à voir avec les restaurants. Mais non, la livraison ne se substitue pas au restaurant. C’est tout autre chose.

La vérité est que les restaurants qui ont deux bons siècles d’existence vont devoir, pour un grand nombre d’entre eux, se diluer dans un ensemble plus vaste à partager avec le snacking. Car ce qui vient des fantomatiques cuisines, ce ne sont pas forcément des nourritures destinées à un repas. Voici un burger, des frites, un soda qui peuvent régler pour soi ou ses invités une fringale au bureau ou à la maison durant un pique-nique au salon. Les restaurateurs passés au dark auront intérêt à proposer une offre snacking premium. La dernière barrière entre restaurant et snacking est en train de tomber.

Rappel : les restaurants sont nés à la fin du XVIIIe siècle des salles mises à disposition de clients ne pouvant (ou ne souhaitant) pas recevoir chez eux. Désormais que la pandémie est jugulée, tous les clients ne reviendront pas au restaurant. Ceux qui ont pris l’habitude de gagner du temps en un clic ne vont pas faire marche arrière. Dans les avantages comparatifs avec les cantines ou avec les restaurants bruyants, au service pas toujours bien apprécié, aux mets finalement très banals, le snacking est en tête parce qu’il offre une énorme practicité et souplesse qui font son prix.

De fait, une grande part des « cuisiniers » des dark kitchens assemblent des produits industriels, prévus pour la livraison. Ils viennent de l’industrie et de la distribution. Carrefour, Casino, Monoprix, Intermarché, Super U, etc., jouent dans les grandes villes une bataille qui fut celle de la boulangerie industrielle il y a cinq ans : aller chercher de nouveaux clients où les restaurants ne vont pas. Autant de clients gagnés par le snacking et perdus pour les restaurants qui vont tenter l’omnicanal.

Les raisons d’être optimistes pour le snacking ? Elles tiennent à la nature de ce qui va être livré. Faisons le pari qu’une partie des restaurateurs ne s’habituera pas aux nouveaux produits moins sophistiqués que ceux de la gastronomie française : les sauces voyagent mal, la pâtisserie très mal, les conditionnements abîment l’effet visuel d’un plat ou d’une assiette servis à table. Le « basic », le produit conditionné, l’industriel vont s’imposer.

Les prévisions pour la livraison sont au beau fixe. En 2024, le snacking atteindrait le quart du chiffre d’affaires de la restauration commerciale, soit 10 milliards d’euros selon Food Service Vision. La livraison est sur une pente ascendante : près de 50 % d’augmentation entre 2018 et 2020. Et les deux-tiers des commandes sont faites sur des plates-formes comme Deliveroo, Just Eat ou UberEats. Mais il faut s’attendre à une dissociation entre les clientèles selon l’âge. Les jeunes sont les nouveaux clients venus par le numérique. Les plus âgés restent fidèles à leurs anciennes pratiques : ils vont au restaurant parce qu’ils veulent une expérience collective. Dans les métropoles où l’allongement des études les rassemblent dans les rues de la soif en fin de semaine, les jeunes boivent, chantent, snackent. Sans enfants, ni contraintes sociales, leurs sorties sont sacrées, la qualité des nourritures est celle de la rencontre. Chez eux, il faut faire pratique, vite, sans chichi.

Et pour les repas des autres générations ? À en croire la startup française Not So Dark interrogée par Business Insider, leur fabrication relève d’une ingénierie optimisant les délais et les coûts, y compris celui de la livraison âprement négociée avec les plateformes. Les plats sont vendus dans une bannière de marques imaginées par la dark kitchen pour la prise de commande : Gaïa, Rosa Rita, Street Dumpling, JFK, Como Kitchen… dont les marketeurs vantent les mérites et tentent de récolter des bonnes notes avec des algorithmes. Gare aux faux pas : plats déstructurés, température qui n’est pas la bonne… La cuisine risque d’être confondue avec l’usine. Tout en risquant de porter préjudice à certains restaurants jugeant la concurrence comme déloyale.

Comme pour les food trucks, les consommateurs trancheront. Sans gêner le snacking.

Gilles Fumey, géographe, Sorbonne université-CNRS.

 

Retrouvez cette chronique dans le tout dernier numéro de France Snacking  FS 62 qui vient de paraître, feuilletable gratuitement en ligne dès aujourd’hui et dans la boîte aux lettres des abonnés dans quelques jours.

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