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Food porn, food pop

22 Décembre 2019 - 9633 vue(s)

Je me demandais l’autre jour à Amsterdam devant les toiles de Peter Claesz si je n’étais pas dans une scène de pornographie alimentaire".

Séduit par les sortilèges de la peinture à l’huile capable de représenter la transparence d’un verre de vin blanc, l’argenté d’une huître et le velours d’une peau de coing, j’ai pensé que les peintres du Siècle d’or hollandais demandaient aux fortunés marchands de se méfier des richesses qui pourraient les corrompre comme finissent par se corrompre les meilleures nourritures.

Ainsi, dans ce pays où la licence sexuelle n’a jamais effrayé les esprits libres du calvinisme, mettre en image la nourriture était une pratique acceptée, comme sur les fresques à Pompéi. Les peintres hollandais, pornographes sans le savoir, mieux que nous sur nos smartphones ? La preuve est là, à trois siècles de distance sur des millions d’emballages : chez Vermeer, une Laitière prend un soin infini à verser du lait dans une cruche.

Depuis, les ingénieurs de l’image ont travaillé à érotiser les aliments par les textures, les courbes, les couleurs. Est-ce pour le jeu du plaisir, comme le pense Rosalind Coward dans Female Desire où elle voit l’interdit culpabilisant de la pornographie ? Ou est-ce la fascination de la lumière sur nos écrans qui rend les nourritures quasi irréelles ?

Aujourd’hui, de nombreux restaurateurs s’agacent des pratiques de la photo à table qui détourneraient du plaisir de manger les clients « cocaïnés » aux réseaux sociaux. Comme si manger n’était pas un moment qui se partage avec les convives à table et… avec ceux de sa sociabilité virtuelle. D’ailleurs, combien sont les chefs qui y voient une aubaine pour se faire connaître, certains payant l’addition si les photos sur Instagram ont du succès.

Avec 215 millions de vues, le hashtag #foodporn n’est pas connu pour faire de tort aux établissements…"

La morale n’est donc pas où on croit la trouver. On entend alors d’autres reproches sur ces photos léchées vantant des repas chers, frustrant ceux qui n’y ont pas accès. C’est possible, mais on ne lit pas cela dans les commentaires des réseaux sociaux se moquant de cette esthétique de pacotille.

Regardez bien ailleurs : il pourrait surgir un boomerang qui donne des sueurs aux professionnels de l’alimentation. Voici la startup Foodvisor – soutenue par Apple – qui se lance avec les photos postées par les internautes dans le coaching nutritionnel personnalisé. Certes, les algorithmes ne mangent pas les images. Mais les habitudes alimentaires intéressent les assurances santé et les entreprises soucieuses de la bonne santé de leurs employés.

Pourtant, voilà qu’on prédit la fin du food porn avec le dirty. Tout le monde n’aimerait pas la nourriture chichiteuse du couple blanc hétérosexuel sur Instagram. Au diable les assiettes en porcelaine filées à l’or, les coupes en cristal ! Retour au sauvage. Les doigts plus que les couverts. Le feu brut et violent plus que le micro-ondes. Le geste fort. Les sauces sur le jeans troué. Pour l’instant, on dira : affaire à suivre.

En attendant, Ferrero ouvre l’Hotella Nutella début 2020 dans la Napa Valley en Californie. La pornographie alimentaire bascule des images aux objets : tapis et peluches évoquant le moelleux de la crème, rideaux et meubles couleurs flashy, coussins en forme de croissants, tout est « nutella ». Une condition : pour y séjourner, il faut gagner un concours où l’on doit clamer son « amour pour le Nutella » dans une courte vidéo. Les heureux gagnants accompagnés par la personne de leur choix prendront leur petit-déjeuner avec les chefs célèbres Geoffrey Zakarian et Tanya Holland. La Food porn devient la Food pop.

Reste toujours l’image à manger du regard, à exciter le désir."

Comme au temps des Hollandais qui corsetaient leur message par la morale. Qui sait si la Laitière de Vermeer n’aurait pas rejoint #Metoo ?

Gilles Fumey billet culinaire tendance consommation geographe de l'alimentation snacking restauration rapide

Gilles Fumey. Géographe, Sorbonne université-CNRS.

Article paru dans le magazine France Snacking n° 56 qui vient de sortir. A retrouver dès aujourd'hui en consultation sur le site ou dans quelques jours dans votre boîte aux lettres. 

 

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