Elisabeth Laville Utopies
Communauté

La restauration rapide pourrait devenir un acteur majeur de la transition alimentaire

4 Juin 2020 - 5755 vue(s)
Tandis que la restauration à emporter ou livrée s’est banalisée pendant la pandémie du Covid-19, elle pourrait devenir une composante du quotidien alimentaire dans les villes, notamment, et donc un acteur majeur de la transition agricole et écologique. Élisabeth Laville, fondatrice d’Utopies (cabinet français pionnier sur le développement durable depuis plus de 25 ans) nous explique comment la crise joue un rôle d’accélérateur des tendances. Elle pourrait permettre de passer le fameux « point de bascule » où les attentes et comportements d’une minorité d’acteurs activistes gagnent la majorité d’un secteur.

Nous traversons une crise inédite qui redistribue les cartes de l’alimentation en générale et de la restauration en particulier. Selon vous, dans quel sens iront ces transformations ?

Les restaurants, frappés par la fermeture administrative dès le début du confinement et dont la réouverture à court terme est encore très incertaine, sont désormais, dans un monde traversé par la crise du Covid-19, considérés comme des commerces « non essentiels ». Pourtant, certains restaurateurs ont très rapidement prouvé qu’ils pouvaient apporter une contribution positive dans la gestion de la crise et se réinventer en mettant, notamment, les circuits courts et les produits locaux au cœur de leur modèle, comme l’illustrent les exemples suivants :

-  Le Clos des Sens du chef Laurent Petit à Annecy a ouvert son jardin durant le confinement aux producteurs locaux, permettant aux habitants de la ville de s’approvisionner en produits de qualité. 

- Amandine Chaignot, chef du restaurant Pouliche à Paris, a fait évoluer son activité et ainsi transformé son restaurant en mini-marché, proposant à la vente des produits issus de producteurs locaux aux habitants du 10e arrondissement de Paris. 

- Même chose chez Le Repaire de Cartouche dans le 11e, qui a transformé son espace sur rue en comptoir d’épicerie et invite ses clients à y acheter en direct les produits de ses fournisseurs locaux. D’autres restaurants se sont mis à préparer des plats à emporter, parfois vendus dans l’épicerie voisine. 

- A Paris, Les Résistants ont également réorienté leur activité, afin de soutenir les fermes et artisans souffrant de la situation actuelle : ils ont ainsi lancé le site « Les paniers de résistance » où sont vendus des produits locaux et paysans à prix coûtant. Des dons de paniers peuvent aussi être effectués au profit de l’association Miaa qui vient en aide aux plus démunis. 

De nombreuses actions philanthropiques ont enfin été mises en place : d’abord lors de l’entrée en confinement, où beaucoup de restaurants locaux ont cuisiné leurs stocks, plutôt que de les jeter, pour donner des repas aux soignants ; même approche du côté de la communauté Ecotable qui a lancé l’opération « Restaurons les soignants, durablement ! » pour fournir au personnel soignant des repas préparés par les restaurants ; enfin l’initiative Les Chefs avec les Soignants, lancée à l’initiative de l’AP-HP, du chef des cuisines de l’Élysée, et d’un journaliste culinaire, visait également à (bien) nourrir les soignants avec la coordination bénévole de TipToque, spécialisée dans la livraison de repas aux entreprises faits par des chefs dans leurs restaurants.

Beaucoup de ces initiatives ont été initiées dans l’urgence, mais ne pourraient-elle pas être riches d’enseignements et même pérennisées demain ? La crise, qui pour l’instant impacte très négativement le secteur, semble jouer en même temps un rôle d’accélérateur sur des tendances déjà à l’œuvre avant la crise sanitaire - comme le recours à des filières alimentaires courtes et locales, voire ultra-locales, la solidarité contre les inégalités et les discriminations, la préférence aux commerces locaux et indépendants, la transparence sur la provenance des produits, le soutien et la mise en avant de l’agriculture paysanne, la croissance des ventes des produits bio et l’intérêt pour l’alimentation- santé, etc.  

Qui sait, les pratiques nouvelles apparues pendant les 50 premiers jours de cette crise ont développé dans la restauration des qualités qui non seulement pourraient à plus long terme permettre au secteur de mieux faire face à d’autres aléas, climatiques notamment, mais aussi positionner encore plus la restauration comme un maillon essentiel dans la transition et la résilience alimentaires. Ainsi, dans un contexte où une hybridation des activités de restauration et d’épicerie se développait déjà chez plusieurs acteurs, les restaurants qui se sont transformés en points de vente de produits locaux pendant la crise pourraient continuer à jouer demain ce rôle de tiers de confiance et de proximité pour faciliter les liens entre producteurs et consommateurs. 

Votre ouvrage « Révolutions en cuisine » sorti début 2020, évoque les futurs d’une restauration durable ? Quels étaient les défis posés et sont-ils encore d’actualité à travers le prisme de la période que nous traversons ? 

Effectivement cette étude « Révolution(s) en cuisine(s)  http://www.utopies.com/fr/publications/revolutions-en-cuisines) que nous avons publiée en début d’année listait un certain nombre de tendances qui transforment déjà le secteur de la restauration et sur certaines de ces tendances, encore une fois, la crise pourrait jouer un rôle d’accélérateur pour passer le fameux « point de bascule » où les attentes et comportements d’une minorité d'acteurs activistes gagnent la majorité d’un secteur, du côté des entreprises comme des consommateurs. 

Un exemple : avant la crise sanitaire, les restaurants jouaient aussi déjà un rôle clé dans la dynamisation des villes et des territoires, avec l’émergence de lieux hybrides comme les hubs culinaires et culturels du Time Out Market à Lisbonne, du Ground Control à Paris ou de la Halle Boca à Bordeaux. Mais ce rôle pourrait prendre une toute autre envergure dans le monde post-confinement où certaines villes, pour permettre la distanciation sociale, réfléchissent à de nouveaux projets urbains (pour l’instant provisoires) faisant la part belle aux piétons, aux cyclistes … mais aussi aux terrasses des restaurants. A Vilnius par exemple, où là aussi les bars et restaurants sont désormais autorisés à prendre leur quartier dans l’espace public, sur les places de la vieille ville. A Paris, la maire Anne Hidalgo envisage de piétonniser les rues et de transformer certaines places de stationnement en terrasses pour les restaurants. Outre-Atlantique, New-York, Portland ou Denver ont pris des mesures similaires et autorisé les terrasses éphémères. Des mesures pensées pour soutenir les restaurants mais qui pourraient bien, à plus long terme, les positionner comme des acteurs importants dans la fabrique d’une ville plus apaisée. 

Plusieurs sondages évoquent une consommation qui s’est déplacée vers plus de local, de durable et de traçabilité. Est-ce selon vous une conséquence de la crise qui produira profondément de nouvelles attitudes de consommation ? 

Oui en effet, comme je l’ai évoqué, la tendance vers la solidarité avec les producteurs locaux, et la mise en avant de ceux-ci, a clairement gagné la restauration et pourrait être pérennisée, d’autant plus qu’elle correspond à la première attente des Français (le fait que le gouvernement doit garantir l’autonomie agricole de la France à l’issue de la crise est cité par 93 % des Français, en tête de leurs priorités devant la relocalisation industrielle dans le pays - étude Odoxa). On a vu aussi les enseignes de grande distribution passer à 100 % de fruits et légumes français par solidarité avec les producteurs, mais aussi beaucoup d’acteurs, du Marché de Rungis à la Région Nouvelle Aquitaine, lancer des plateformes de mise en relation directe entre consommateurs et producteurs locaux. Globalement on a vu aussi de nombreuses initiatives de soutien aux commerçants, bars et restaurants locaux…

Ce patriotisme économique et ce goût pour les circuits courts étaient déjà des tendances fortes avant la crise, et en sortiront renforcés je pense. A charge pour les acteurs, petits ou grands, de se réinventer pour en saisir les opportunités. De même que je crois beaucoup à une « relance économique par le local », tant du point de vue des approvisionnements (de toute façon, les chaînes d’approvisionnement mondialisées sont perturbées) que du point de vue des débouchés (regardez les acteurs du tourisme, qui n’ont pas d’autre choix cet été que de re-séduire les touristes locaux, dans tous les pays). Ce sont aussi des sources d’innovation : je suis frappée de voir la marque de glaces La Mémère, lancée par l’ancien Ministre du Redressement Productif Arnaud Montebourg, qui est 100 % bio mais surtout revendique un circuit « ultra-court » puisqu’elle est fabriquée directement chez les éleveurs laitiers grâce à un atelier de transformation mobile installé dans un container recyclé.  

Le confinement a poussé les consommateurs vers plus de commande en ligne, plus de livraison et plus… d’emballage.  Les conditions sanitaires plus drastiques, les attentes pour plus de protection, de suremballage, ne sont-elles pas de nature à annihiler tous les efforts entrepris depuis quelques années ? 

Un mauvais côté de la crise est en effet le retour du plastique à usage unique, et des lobbyistes qui en font la promotion et ont utilisé l’argument sanitaire à plus ou moins bon escient. Cela étant, le plastique jetable revient dans les masques, les blouses … et en effet les emballages liés à l’explosion de la vente à distance et de la livraison. Je pense que le problème est assez facilement surmontable - là, les acteurs ont dû s’organiser dans l’urgence, et n’ont pas vraiment pris le temps de chercher les solutions les plus appropriées. Mais dans le cas de la restauration, on parle de commerce de proximité, donc il devrait être possible, à moyen terme, de trouver des solutions de type emballages réutilisables et consignés. Certaines startups comme Uzaje sont déjà en train de développer des solutions de récupération-lavage pour la restauration rapide zéro déchet…   

Ne pensez-vous pas que la crise sanitaire qui va déboucher sur une crise économique et sociale, risque de mettre de sérieuses parenthèses aux efforts entrepris pour l’environnement ? Ne va-t-on pas perdre plusieurs années dans la transition écologique ?  

Je crois que l’enjeu majeur est en effet de montrer que les solutions de la transition écologique peuvent aussi être des solutions à la crise économique, car si on reste dans une approche binaire qui dit qu’on ne peut faire que l’un ou l’autre, alors en effet on risque un retour en arrière - car la fin du monde passe après la fin du mois. Par chance, beaucoup des solutions évoquées plus haut, autour de la relance par le local notamment, sont meilleures pour le climat et l’environnement, meilleures pour le lien social entre ceux qui produisent et ceux qui consomment sur un même territoire, et meilleures pour les emplois.

En quoi, à l’aune de cette crise, la restauration rapide, celle du quotidien, celle de la livraison et de la vente à emporter, doit-elle évoluer pour répondre aux enjeux de la planète ?  

Si la restauration à emporter se banalise puisque les Français s’y sont habitués pendant la crise, elle pourrait devenir une composante du quotidien alimentaire dans les villes notamment et donc un acteur majeur de la transition agricole et alimentaire, tant du point de vue de la nutrition et de l’impact environnemental de notre alimentation (plus ou moins carnée, plus ou moins bio, plus ou moins emballée, etc.) que du point de vue du sourcing des ingrédients (local ou pas), de la valorisation des terroirs, etc. C’est une opportunité à saisir pour ses acteurs… Dans ce contexte, et malgré l’adjectif « rapide » accolé à cette restauration, elle pourrait aussi renouer avec le temps long comme la tendance fast-casual avait déjà commencé à le faire. Dans un monde où tout s’accélère, la crise nous a obligé à ralentir, à nous recentrer sur l’essentiel. Or l’accélération, comme le dit Olivier Roellinger, "va à l’encontre de la qualité… En cuisine, le ralentissement cela signifie cuisiner au rythme des saisons et proposer non pas une carte pléthorique, mais un menu du jour, comme dans les auberges d’autrefois, comme un morceau de musique que l’artisan-cuisiner a envie de jouer ce jour-là. » Et on pourrait aussi parler de l’expansion du vélo en ville avec ces pistes temporaires aménagées pour faciliter la distanciation sociale - la livraison en vélo, avec des livreurs payés décemment, pourrait aussi devenir un levier de différenciation...

Élisabeth Laville, fondatrice d’Utopies, premier cabinet indépendant spécialisé sur le développement durable, créé en France en 1993. Utopies a été la première entreprise française certifiée BCorp (le label des entreprises à impact positif) en 2014.

 

Retrouvez la tribune d'Elisabeth Laville de France Snacking n° 58 qui vient de paraître et feuilletable gratuitement en ligne

 

 

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