Gilles Fumey
Communauté

Manger au temps du Covid

28 Octobre 2020 - 1788 vue(s)
Le Sirha Green et Cantina ayant remis les pendules du Covid à l’heure, le virus n’a qu’à bien se tenir. Il ne met pas en échec l’imagination humaine, la rage de comprendre ce qui se passe, l’énergie de la survie dans le brouillard d’un futur illisible, l’émotion et la générosité. Avec la littérature post-confinement, on mesure le choc qu’a été pour beaucoup d’être assignés à résidence pendant deux mois. Et surtout pour les entrepreneurs. Billet de Gilles Fumey dans le dernier France Snacking.

Comme les malades du HIV ou d’Ebola, nous voici condamnés à vivre avec des virus qui ne ressemblent en rien à ceux dont nos ancêtres finissaient par s’immuniser au temps de Pasteur. Sans parvenir à croire que dans notre inconscient, nous nous attendions à un collapsus civilisationnel sans en connaître les formes. Nous savions que nous ne pourrions pas continuer à piller la planète, que notre train lancé à toute vitesse serait arrêté dans sa course. Nous y voilà, démunis devant l’ampleur de la tâche. Avions au tapis, voitures mal aimées des villes, alimentation industrielle stigmatisée. Nos modes de vie chamboulés vont nous faire penser de nouvelles pratiques. Car il ne s’agit pas seulement d’offre alimentaire, mais bien de pratiques qui vont bouger.

Prenons celle du breakfast qui s’est imposée depuis deux siècles comme le premier moment de nos journées professionnelles et familiales. Voici un repas né d’une découpe du temps en trois-huit, venue du Moyen Âge des monastères où l’on priait huit heures par jour, où l’on travaillait huit heures et où on se reposait dans le dernier tiers. Les religieux qui se levaient la nuit pour l’office rompaient le jeûne (« déjeunaient ») trois heures après le début de l’office de nuit. Puis dans la journée, la plupart du temps, à la dixième heure (après le lever du soleil), ils « dînaient » d’un repas qui était le plus roboratif de la journée.

Importée dans les villes industrielles, cette découpe du temps a totalement chamboulé la manière de se nourrir. Fini le temps de la marmite dans l’âtre, du repas festif du soir après des journées harassantes ! Les corps humains sont devenus des machines, comme les animaux de Descartes et les machines à vapeur de Watt à l’origine des trains, des bateaux, des voitures. Toutes sont « alimentées » par des carburants qu’on appellera, en biologie humaine, des calories, en écho à l’idée de combustion qui devient le centre de l’activité industrielle.

Pourquoi trois repas ?

En héritage de cette époque, nous avons obtenu trois repas, souvent copieux, très riches sur le plan calorique dont on tente de mesurer les pathologies. L’État y met son grain de sel pour traquer et taxer l’ennemi numéro un, fait les comptes du diabète et des maladies neurodégénératives, avant d’affûter ses couperets juridiques. Comment se préparer, assurer la transition vers un modèle plus vertueux ?

Revenons aux repas. Le snacking est une affaire de comportement alimentaire qui snobe souvent le repas à table autour de plats cuisinés par les hôtes qui invitent. Nos repas sont-ils bien agencés à nos besoins nutritionnels, à nos modes de vie sédentaires, en proie – pour certains – à du stress, ce qui n’arrange rien ? Quand l’industrie propose des « solutions » aux mangeurs, commence-t-elle par évaluer leurs besoins ? Ou laisse-t-elle les mangeurs en proie à leurs contradictions, certains saisis par l’angoisse d’être malades, les autres par la peur de manquer, d’autres encore par on ne sait quelle peur ? Et si tant d’entre eux consultent nutritionnistes et médecins pour perdre du poids ou se soigner, faut-il leur laisser cette lourde charge avec, en plus, la culpabilité de n’avoir pas su se maîtriser ? Compte tenu de ce qu’on sait de la biologie des cycles hormonaux, est-il raisonnable de ne pas examiner les leçons données par la géographie si l’on s’en tient au breakfast ? La géographie oui, car contrairement aux Allemands, les Italiens ne prennent pas de petits-déjeuners – ou si peu. S’en portent-ils plus mal ? Il est curieux que l’on n’ait pas approfondi cette différence culturelle si forte en Europe où le breakfast est fort prisé au nord, et quasi absent au sud…

Un repas à retrouver ?

Le télétravail va bousculer nos manières de manger. Désormais, nous ne serions plus contraints par les horaires pressants. Nous allons organiser notre temps comme nous le voudrons. Sans dépendre des horaires et des prestataires, nous allons revoir nos temporalités. Peut-être le brunch va-t-il s’imposer chez les télétravailleurs ? Nous reprendrons sans doute notre agenda pour nous nourrir comme nous l’entendons. Peut-être certains vont-ils reprendre le rythme de deux repas par jour, ou plutôt du snacking en journée et un vrai repas le soir. Comme à Rome, au temps des splendeurs de l’Empire. Comme au Moyen-Âge et plus tard encore. Comme en Amazonie, chez les peuples autochtones. Mobilisons notre imagination pour vivre la période qui s’annonce aussi chaotique que passionnante. Entre les humains qui aiment la routine et ceux qui la fuient, choisissons !

Gilles Fumey, (Sorbonne Université/CNRS) vient de publier cet automne Feu sur le breakfast ! (Ed. Terre urbaine), Villes voraces et villes frugales (CNRS Ed.) et Douceurs et amertumes du chocolat (Ed. d’En bas).

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Tags : Gilles Fumey
Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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