Les 14 mois de crise COVID ont donné à la livraison un coup d’accélérateur pour les acteurs qui s’étaient déjà lancés sur ce canal, mais surtout offert un rôle de substitution, l’essentiel du temps et pour une majorité d’acteurs. Il ne s’agit donc plus de savoir quel est le poids de la livraison, puisque celui-ci représente parfois 100 % de l’activité des derniers mois, mais plutôt de savoir comment piloter ce canal avec l’attente de ce service, désormais ancrée chez le consommateur.
La question principale pour les restaurateurs est la suivante : quelle est la volonté de payer des consommateurs sur le canal de la livraison ? Nos différentes études dans ce domaine montrent une volonté de payer plus importante pour de la restauration en livraison par rapport aux canaux traditionnels. Cependant, cette volonté supplémentaire de payer ne permet pas, le plus souvent, de couvrir l’ensemble des commissions versées aux plateformes de livraison.
L’équation économique des enseignes comporte une autre inconnue pour les prochains mois : à quel niveau va se stabiliser le poids de la livraison dans le total de l’activité ? En effet, une étude menée pour un acteur de la restauration rapide « healthy » montre que 34 % des clients qui ont consommé via une plateforme de livraison l’ont fait en raison de « la volonté de rester à la maison autant que possible en raison du contexte sanitaire».
Ainsi, les acteurs du secteur devront dans les prochains mois trouver le bon équilibre afin de défendre des volumes de substitution chèrement acquis et potentiellement à risque avec la réouverture des restaurants, car ces volumes ont parfois été acquis aux dépens d’autres acteurs de la restauration, sans offre de livraison, ou moins attractifs sur ce canal.
L’enjeu consistera également à continuer de recruter de nouveaux clients, car nous ne sommes, en France, qu’au début de l’histoire si on compare la pénétration du canal de la livraison par rapport à d’autres marchés. Son succès passe donc par un élargissement continu de la cible de consommateurs.
La base de consommateurs actuels cache aujourd’hui d’énormes disparités de profils clients. D’un côté, une minorité de « Heavy users » ayant adopté et intégré ce mode de consommation. Par exemple, la génération des Millennials a intégré la livraison du repas à des habitudes de vie comme le télétravail. Sur ce segment des « heavy users », l’enjeu est d’utiliser le levier prix afin d’optimiser l’équation entre la marge unitaire par commande et la fréquence de commande.
D’autre part, une majorité de consommateurs «occasionnels », qui inclut notamment une nouvelle population plus familiale ayant découvert ce canal de la livraison pendant la crise sanitaire de 2020. Sur ce segment, l’enjeu est de développer un maximum de consommateurs fidèles. Cette fidélisation passe par l’atteinte d’un nombre suffisant de commandes ayant apporté satisfaction. Le rôle du prix sera clé, au même titre que le goût du produit et la qualité de la livraison afin de garantir une expérience satisfaisante, et ainsi pérenniser le recrutement du consommateur sur ce canal. Pour beaucoup de clients en France, nous sommes encore dans cette phase d’acquisition et de fidélisation, et les volumes d’affaires importants réalisés en livraison en 2020 correspondent à un élargissement de la base consommateurs plutôt qu’à un usage intensif de la base de consommateurs historiques.
Les différentes études menées sur les frais de livraison montrent l’existence (au moins temporaire) de certaines barrières psychologiques. En effet, ces frais peuvent être encore assez souvent un frein à la conversion. Tout d’abord, lorsqu’ils dépassent un montant en valeur absolue. Ce constat est vrai pour la distribution alimentaire (avec un taux de perte significatif au-delà de 5 €), et s’avère encore plus vrai pour la restauration où la livraison est perçue comme plus facile par le consommateur. Ensuite, ces frais de livraison doivent être adaptés au ticket moyen. Ainsi, le prix de la livraison est un sujet particulièrement clé pour les enseignes avec un ticket moyen inférieur à 15 €, où le poids des frais de livraison peut devenir très significatif (20-30% du montant total) et ainsi devenir un frein majeur à la commande.
Les arrivées progressives et relativement récentes sur le delivery d’acteurs avec une forte notoriété montrent la jeunesse de ce canal. Entre un McDonalds dont le lancement en livraison date de 2017 en exclusivité avec Uber Eats, le groupe BigMamma arrivé il y a quelques mois seulement, et des myriades de chaînes et indépendants entre les deux, les parts de marché au niveau national ou local évoluent rapidement imposant aux enseignes de piloter leurs métriques comme des e-commerçants (trafic, conversion, panier moyen, marge).
La mesure du « pricing power » fait partie des enjeux à bien comprendre, pour identifier dans quelle mesure il est possible de répercuter tout ou partie de la commission des plateformes de livraison (15 % à 30 %) sur le prix de vente aux consommateurs. Il est notamment clé d’appliquer des hausses de prix raisonnables par rapport à l’offre sur place/à emporter en contrôlant les niveaux de dépense psychologiques, car une part significative des consommateurs n'est pas consciente des premiums de prix souvent appliqués en livraison. Nos études sur le fast-food montrent que moins de la moitié des clients sont conscients de la différence de prix et/ou ne comprennent pas ces écarts (40 % des répondants ne trouveraient pas cela « juste » si les prix étaient plus élevés en livraison).
En parallèle, les plateformes de livraison affinent elles aussi leur modèle, via la différenciation des frais de livraison en fonction de la distance, l’introduction de frais de service ou encore l’utilisation de promotions. Ces évolutions répondent à un enjeu de « trouver la bonne formule » sur le plan de la rentabilité, mais peuvent générer des irritants tarifaires. Par exemple, on peut s’interroger sur la perception des clients payant un abonnement Pass Uber Eats ou Deliveroo Plus pour ne plus payer les frais de livraison, mais se voyant plus tard imposer des frais de service.
Evidemment, le canal de la livraison peut être perçu par les enseignes comme une source de concurrence interne pouvant induire un risque de dilution des marges. Cependant, toutes nos études montrent que la livraison représente jusqu’à maintenant une activité incrémentale pour la grande majorité des enseignes, quel que soit le type de cuisine considéré. Ces études montrent que peu de clients arbitrent, pour un moment de consommation donné, entre acheter sur place et commander en livraison. Il existe de nombreux clients « mixtes » qui fréquentent une même enseigne à la fois sur place et en livraison, mais ceux-ci considèrent souvent les 2 canaux pour des occasions différentes. Ainsi, pour une enseigne, le fait de ne pas être présente en livraison ou d’y être présente à des niveaux de prix prohibitifs par rapport à d’autres acteurs engendrera plus probablement un manque à gagner. Quelles sont donc les meilleures pratiques à suivre pour définir une stratégie prix optimale en livraison ?