Tout d’abord, contrairement à certaines prises de position, les dark kitchens font partie à part entière du monde de la restauration et le fait que des chefs reconnus comme Pierre Sang Boyer (Deliveroo Editions) ou Greg Marchand (OFC) y recourent en est la démonstration. Certains opérateurs sont issus de la restauration traditionnelle comme Jean Valfort (Devor). Ce modèle, s’il prend de l’ampleur actuellement au niveau international (des études de marché projettent le marché américain à plus de 50Mds de dollars), n’est pas nouveau car je rappelle que Frichti en France a été créé il y a 6 ans et que Deliveroo a ouvert sa première dark kitchen à Londres en 2017. La crise du Covid-19 n’a été qu’un accélérateur, un révélateur d’attentes consommateurs profondes. Cette offre de restauration est complémentaire de la restauration traditionnelle et ne fonctionne pas sur la même chaîne de création de valeur, ni ne délivre la même expérience client. Dark kitchen, ghost kitchen, cloud kitchen, concrètement de quoi parlons-nous ? De restaurants sans salle, sans interaction physique avec le client, axés sur la livraison via les agrégateurs ou une flotte dédiée. La localisation d’une dark kitchen ne suit pas les critères de la restauration traditionnelle où la visibilité et le flux naturel devant l’établissement sont fondamentaux. La densité de la zone de chalandise au sein d’un isochrone de livraison est le facteur clé de réussite. Les produits sont soit des recettes issues de restaurants existants soit des Digital Natives Brands, développées pour ce modèle. Par contre, les recettes doivent avoir été développées ou adaptées pour la livraison car tous les produits ne se transportent pas. Point de copier/coller ni de zones de livraison trop vastes sous peine de déception qualitative pour les clients.
Non, le panorama de l’offre disponible est large et peut paraître complexe. Néanmoins, pour simplifier, il est possible d’identifier 2 types principaux de dark kitchens : les immobilières et les opérationnelles. Les dark kitchens immobilières (Cloudkitchen, Karma kitchen, Reef, Deliveroo Editions) louent des cuisines partagées ou privatisées clefs en main avec ou sans personnel à des restaurateurs. En outre, elles offrent du facility management (réception des livraisons, stockage, nettoyage, entretien, gestion des déchets, plateforme tech de commande). Cette solution permet une mise en œuvre rapide (recherche emplacement) et à coûts réduits (loyers/construction/équipement, staffing service) pour de nouveaux concepts ou une expansion géographique d’une offre existante. Reef aux USA proposent plus de 300 cuisines dans plus de 200 villes.
Les dark kitchens opérationnelles exploitent directement l’intégralité de leur activité dans leurs cuisines avec leur personnel et leurs recettes. Elles sont soit mono-marques (Napoli Gang, l’offre pizza 100 % livraison de Big Mamma, Seazons sur abonnement, Frichti avec en complément une offre épicerie, Food Chéri pour le déjeuner) soit s’apparentent à des foodhalls digitaux commercialisant un portefeuille de marques virtuelles centrées principalement sur le street food, la comfort food (7 chez Devor dont FatFat, Holychick, Saint burger, Squeeze). Rebel Food opère plus d’une vingtaine de marques dans plus de 450 cuisines en Asie.
Mais les dark kitchens ne sont pas uniquement réservées aux marques digitales. Le modèle de « reversed Franchise » permet à des marques existantes de se développer sur de nouvelles zones de chalandises ou à l’étranger en confiant l’exploitation à des opérateurs qui produisent selon les spécifications de la marque. En contrepartie, les marques sont rémunérées par un fee comme dans un système de franchise. Il s’agit d’expansion territoriale digitale de marques nationales ou internationales. A titre d’exemple, Kitopi avec ses 60 cuisines est le partenaire de plus de 200 marques (dont Papa John’s, Shake Shack, Nathan’s, Jolibee) principalement au Moyen-Orient. Aux USA, REEF développe Wendy’s en complément du réseau physique de l’enseigne. En France, OFC (ex Smart kitchen Group) déploie dans ses cuisines un véritable foodhall digital avec des marques comme NYP, Frenchie to Go, Matsuri. L’intérêt de ces foodhalls digitaux pour les clients est de pouvoir permettre de commander plusieurs offres en même temps avec une livraison unique ce qui n’est pas le cas à date chez les agrégateurs et pour les marques partenaires des opérations de cross sampling.
Une opportunité pour les restaurateurs exploitants leurs propres restaurants de joindre le mouvement et de se transformer également en dark kitchens en complément de leur offre. Comment ? En devenant des hosts kitchens d’opérateurs comme Kbox, NotsoDark ou Taster qui leur proposent de produire dans leurs cuisines actuelles un portefeuille de marques propriétaires 100 % dédiées à la livraison. Un service clés en mains (marques/recettes/supply/tech/formation) qui permet d’utiliser les capacités de production disponibles sous forme de contrat de licence de marque, donc en payant un fee en générant un flux de CA complémentaire additionnel. Néanmoins, il est nécessaire pour les restaurants de recalibrer leur organisation opérationnelle afin de gérer de façon optimale leur double exploitation et pour les licensors de mettre en place un suivi opérationnel pour maintenir une qualité constante. Plusieurs centaines de restaurants traditionnels et d’hôtels ont d’ores et déjà rejoint le système rien qu’en France et en Angleterre. Nous en sommes à des milliers aux USA. Taster vient d’annoncer son centième restaurant partenaire.
Devenir franchisé d’une dark kitchen est une innovation intéressante car, traditionnellement, un franchisé choisit un type de produit et une enseigne. Or dans le cas d’une dark kitchen, le choix se porte sur une offre multi marques. Si un foodhall permet d’agrandir les opportunités de commandes clients par la diversité des menus, la question réside dans la puissance et la qualité des marques proposées ainsi que dans l’investissement marketing et communication pour émerger et générer du flux. Sous réserve, bien sûr, de la validation de la rentabilité du modèle économique pour un franchisé.
Pour les franchiseurs, l’intérêt de recourir aux dark kitchens est soit de densifier un réseau actuel soit d’ouvrir de nouveaux territoires avec une économie de ressources et une vitesse d’exécution importantes. La densification peut se faire sur une gamme réduite des best sellers et produits iconiques laissant l’expérience complète au réseau physique. Reste à définir les impacts contractuels avec les franchisés actuels mais cela est possible en délimitant les zones de chalandises et spécifiant les canaux de vente. Certaines enseignes réfléchissent à proposer à leurs franchisés actuels une offre de formats intégrant les dark kitchens.
Pour un nouveau territoire, une telle démarche permet de tester le marché, de calibrer l’offre, de collecter de la data avant de démarrer la recherche d’un Master Franchisé non plus sur un potentiel mais sur des résultats, la négociation se faisant par conséquent sur des bases plus élevées. Mais à date, même si certaines enseignes comme Wendy’s (#2 du burger aux USA avec $10mds de CA et
5 900 restaurants en 2020) viennent de signer un partenariat avec Reef pour ouvrir 700 dark kitchens aux USA, Canada, UK à l’horizon 2025, cette approche demeure encore frileuse. Un update du logiciel de la franchise est en cours mais à quand l’engagement d’une grande enseigne dans un développement non pas en dark kitchen mais en host kitchen ?
L’offre de restauration sous l’impulsion de la food tech est en pleine révolution, se restructure, soutenue par les attentes clients et nous n’en sommes qu’au début au regard des différentes levées de fonds réalisées sur les 12 derniers mois. Les dark kitchens sont un véritable levier de croissance pour l’écosystème de la restauration. Peut-être est-il temps de passer du vocable dark kitchen à celui de bright kitchen ? Mais seuls les meilleurs subsisteront. La pertinence des offres, la constance de la qualité et l’expérience clients délivrée feront naturellement le tri chez les prétendants, la tech n’étant qu’un outil au service de la performance. --L’IA encore embryonnaire dans la restauration va permettre une gestion anticipative et prédictive au niveau du staffing et de la supply. Un nouveau bond en avant en perspective!