Vitalité du snacking

20 Novembre 2013 - 3103 vue(s)

Les révolutions ne permettent jamais de retour en arrière. Certes, les comportements universels de l’être humain demeurent. Il y aura toujours autant de gourmands, de grincheux, de stupides et de gens ravis de tout. Mais les modalités de leur gourmandise, de leur pessimisme, de leur stupidité ou de leur contentement ont changé. Les révolutions en cours bousculent nos rythmes personnels et sociaux. Ils balaient des millénaires d’un rapport au monde qui était atavique et nous attachait à un canton de l’univers. Le zapping géographique auquel nous soumettent les études, le travail, les migrations, les mariages et les séparations, les contraintes venues de l’extérieur modifie en profondeur notre manière de nous penser. Et nos nourritures racontent ça.

Prenez notre trinité sainte, bien française, du repas trois fois par jour. Oui, le matin, nous sommes attachés au café ou au thé, avec du pain, de la confiture et de la brioche, nous achetons même des céréales et pouvons en prendre dans les buffets d’hôtel où elles sont omniprésentes avec les viennoiseries. Oui, nous sommes près de 85% de la population française quelque part à table entre 12h30 et 13h30. Oui, nous aimons nos agapes du soir, comme celles du week end que nous agrémentons d’invitations plus personnelles ou familiales. Oui, il nous arrive de pratiquer ce fameux « repas gastronomique des Français », sur des nappes blanches, à la bougie, arrosés au champagne dans des verres en cristal levés pour la circonstance avant ou après avoir vu s’être présenté le plateau ou le chariot de fromages précédent les desserts. Mais tout cela, avec la baguette, le béret, le vélo et l’horizon radieux du terroir, tout cela est en train de muter.

D’abord parce qu’on nous impose du travail en continu. Dans la plupart des universités des métropoles, les cours ne s’arrêtent jamais et il faut des syndicats étudiants pour rappeler que les étudiants ne mangent pas dans les salles de cours comme en Amérique du Nord. Dans les entreprises et les bureaux, les réunions s’éternisent, se chevauchent, les plateaux-repas se multiplient et, finalement… rendent bien service. Dans les trains, les avions et les gares que nous arpentons le dimanche, le soir, le midi ou le matin très tôt, la fringale nous saisit et l’en-cas nous rattrape surtout si l’on a grillé les feux rouges des repas précédents ou lorsqu’on s’est levé un peu tard. Le samedi, il n’est pas rare que s’ajoutent des rendez-vous professionnels sous forme de salons, de forums, de journées d’étude ou d’intégration, de formation continue ou de congrès qui poussent à des entorses aux désirs de mieux contrôler ce qu’on mange par des achats bien programmés en amont et qu’on a dû différer.

Prenez un centre-ville du Midi de la France : à la belle saison, manger a lieu dehors pour la grande majorité des autochtones comme des visiteurs. Les restaurateurs ont beau se désoler de salles vides, ils doivent s’équiper en terrasse et offrir de quoi passer, grignoter et zapper. Les abords des places aux platanes sont cernées de boulangeries et autres snacks de toutes les qualités possibles, de distributeurs de boissons et de glace avec du mobilier voyant qui va du plus chic équipement de bois, de verre ou de tissu uni au plus douteux plastique aux teintes criardes et à la propreté à désirer. La moindre course, le plus petit événement comme la grosse machinerie d’un marathon ou d’un festival transforment l’espace public en un gigantesque réfectoire où la moindre marche d’escalier comme le petit bout d’ombre est exploité par les jeunes ou les touristes qui se formalisent peu.

Si vous optez pour un marché de Noël en Alsace où le froid sera vaincu par le vin chaud à la cannelle, l’offre surabondante de gaufres, de frites, de crêpes, de hot dogs et sandwiches et de bière fera votre affaire le temps de visiter les chalets. Et si vous partez dans toute l’Europe et ses épigones américains et australien, vous aurez la même offre avec, en sus, des bagels à New York, des pizzas à Los Angeles, des burgers partout, mais relookés verts et bio si c’est à San Francisco. Toujours les sodas et la gamme de brownies, donuts et autres macarons sortis des marques les plus offensives. Mais attention, tout bouge. Les ventes de salsa, une sauce épicée mexicaine, ont détrôné celles du ketchup aux Etats-Unis. Les métissages sont devenus tels qu’une grande partie des pays du monde voit leur population chamboulée en l’espace d’une génération.

De sorte qu’on voit le snacking comme constitutif d’une certaine modernité, de ses rythmes, de son anonymat qui fait éclater les carcans et de son instabilité. Il répond à la liberté de manger quand on veut mais contrairement à ce qui est souvent dit, pas toujours comme on veut. L’offre se diversifie et il y a toujours une place pour des propositions inattendues qui le sont pourtant tels les bars à soupes (étrange expression), les saladeries, les salons de thé. Les réseaux sociaux ouvrent des portes inconnues jusqu’alors qui exploitent l’audace et la créativité des nouvelles générations. Des générations si nouvelles qu’elles n’hésitent pas à franchir des barrières interdites. Nous sommes dans un bouillonnement d’innovations qui va renouveler la carte de nos vieux bars que le rock (qui fut « hard ») avait réveillés au temps jadis. La durée des concepts est sans doute plus chiche. Les gros paquebots des marques du snacking sont gourmands en capitaux et sont menacés s’ils ne réinventent pas l’acte de manger à chaque génération.  Dans une offre mieux ciblée sur des catégories d’espaces autant que de clients.

Au temps de Platon, le banquet où l’on partait refaire le monde après la ripaille en communiant à de belles coupes de vin érotisées par l’art n’est pas si loin. A nous de réenchanter ces moments où nous jouerons de la surprise, comme clients ou fournisseurs. Parce que le chemin le plus court du monde à nous, c’est encore de manger.

 

Gilles Fumey est professeur des universités à Paris-Sorbonne où il a dirigé le master Alimentation & cultures alimentaires. Il vient de publier son dixième ouvrage, Le roman du chocolat suisse (Le Belvédère).

Tags : Gilles Fumey
Commentaires (0)
Les concepts Snacking
décrypter

Dans la même thématique