Gilles Fumey
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Le billet de Gilles Fumey : Quand la moutarde nous monte au nez!

12 Octobre 2022 - 2135 vue(s)
Dans sa chronique pour France Snacking, le géographe de l'alimentation, Gilles Fumey, nous confie ses réflexions sur l'inflation et les pénuries mais aussi sur la montée en puissance du végétal. A grignoter avec toujours autant de plaisir.

L’été 2022 avait commencé par une histoire de moutarde montée au nez des médias. Une banale histoire de récoltes canadienne, ukrainienne et russe, l’une sabotée par le climat, les autres par la guerre. Au bas mot, 40 000 tonnes tartinées par les Français dont l’essentiel vient de ces trois pays. Pourquoi a-t-on laissé aux autres la production de ces si précieux grains ? Parce que l’Union européenne n’a pas jugé les graines de moutarde éligibles aux subventions.

Cette banale histoire d’approvisionnement racontée à des jeunes générations dans les universités et les grandes écoles, d’où sortiront nos futurs médecins, avocats, banquiers et femmes d’affaires, entrepreneurs, restauratrices (mélangeons à dessein le genre) les a agacés. « On ne peut donc pas vivre sans moutarde » grinçaient-ils ? « Les boomers, réveillez-vous ! Le monde a changé ».

Oui, pour la première fois depuis des décennies, 2022 marque, en Europe, le début de pénuries d’approvisionnement alimentaires liés au climat. La catastrophe qui s’annonce est moins abstraite. À cause d’une sécheresse dont le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) prédit qu’elle se répètera rapidement et souvent, la question des ressources (eau, sols) nous fait envisager la production des aliments autrement. Que ferons-nous lorsque, privés non pas de moutarde mais de pommes de terre, de farine de blé, d’œufs, de tomates, de poissons, certains industriels et restaurateurs en viendront à mettre la clé sous la porte ?

Les firmes californiennes du numérique (les Gafam) ont déjà la main sur les aliments d’origine cellulaire. Et l’épisode de la pomme de terre boudée pendant deux siècles, avant d’être acceptée par des populations au pied du mur des famines, nous rappelle qu’on s’y mettra sans doute plus vite qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Quand on n’aura pas le choix…

En attendant ces scénarios, nous pouvons infléchir nos modes de vie en nous demandant quelle est l’empreinte environnementale de nos plats, nos boissons, nos achats en supérette. En calculant la pression exercée sur les ressources naturelles et, d’un autre côté, les « services écologiques » fournis par la nature (l’eau, le soleil, l’air pur, le sol, etc.), les entreprises disposent d’outils supplémentaires pour faire face au pire.

Car nous revenons de loin. Laurent Bopp, directeur des géosciences à l’École normale supérieure, rappelle que l’effet de serre a été découvert il y a, pile, 200 ans au moment où démarrait l’extraction intensive du sous-sol. Mais il a fallu que les paléoclimatologues, dans les années 1980, mesurent et expliquent la fonte des calottes glaciaires pour que les politiques s’engagent à réduire les gaz à effet de serre. En quoi cela modifie nos manières de manger ?

Nous sommes engagés dans une vaste végétalisation de l’alimentation. Ou plutôt une « décarnation » progressive qui fait suite à un bond fantastique des consommations de viande dans les pays riches depuis les années 1950. Jamais l’humanité n’a mangé autant d’animaux. La France, à elle seule, en tue encore 1,1 milliard chaque année. Un rythme intenable dans le contexte actuel. Nous avons dû abattre pendant la dernière influenza aviaire 46 millions de volailles en Europe, dont 68 % en France en 2021-2022. Et, cet automne, l’épizootie touche d’autres mammifères (renards, lynx, phoques, dauphins).

Mais des signaux s’allument. Deux grands acteurs de l’agroalimentaire en France dans les protéines animales ont mis la main, ce printemps, sur des entreprises de fruits. Le fromager Bel vient d’avaler le groupe MOM (Pom’Potes, Materne) et le distributeur Intermarché a acheté St Mamet. Sont-ce les impacts des campagnes de promotion des produits végétaux (« cinq fruits… ») ? D’alertes sanitaires sur la charcuterie, la viande rouge ? En tout cas, le flexitarisme a doublé pendant la crise du Covid et touche aujourd’hui plus d’un Français sur cinq.

Les acteurs du snacking sain savent qu’ils ne doivent pas rater la marche de la transition alimentaire. Une première marche a été gravie au début des années 2000 avec l’introduction des salades en tous genres. Jamais l’offre de protéines végétales n’a été aussi riche et variée ! Qui s’en plaint ? Sans doute pas les acteurs du snacking.

« D’ici à dix ans, nous allons avoir de gros ennuis » prévient Jean-Marc Jancovici, président de Carbone4, qui n’est pas un oiseau de mauvais augure. Autant s’y préparer comme le fait le SIAL dont les 7 000 exposants (avec 650 startups) qui ont fait le tri parmi les 25 000 concepts alimentaires nouveaux chaque année. Avec le quart des 1 800 produits présentés aux concours, le végétal s’installe comme la valeur à explorer dans les années qui viennent, en chassant plus que jamais les indésirables, en valorisant la santé « par le naturel », le recyclage des emballages. De quoi butiner cet automne pour que la moutarde ne nous monte plus au nez.

 

Gilles Fumey est géographe - (Sorbonne Université / CNRS). Il a publié récemment une Histoire de l’alimentation (Que sais-je ?)

 

Retrouvez cet article dans le tout dernier numéro de France Snacking  FS 68 qui vient de paraître, feuilletable gratuitement en ligne dès aujourd’hui et dans la boîte aux lettres des abonnés dans quelques jours.

 

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