Gilles Fumey
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Très chers fast foods

6 Avril 2023 - 1005 vue(s)
Dans sa chronique pour France Snacking, le géographe de l'alimentation, Gilles Fumey, explique comment le snacking remet les pendules à l'heure et revient sur le rôle du snacking dans la panoplie des restaurations aujourd'hui à disposition des consommateurs en hors domicile. Une chronique riche d'enseignements... comme à chaque fois.

Les marronniers de la presse nationale ne craignent pas la sécheresse. Au contraire, leur canopée prospère sur les angoisses du temps. Immobilier, guerre des sexes, inflation, malbouffe : l’anxiété coule à flots. Dans un pays où l’on patrimonialise la gastronomie comme les toiles de maître, agiter la vague du fast food nourrit la sidération comme l’invasion de l’Ukraine en Europe ou les criquets en Afrique. « Non, pas ça ! » Dans la douce patrie des terroirs et ses cités de la gastronomie…

Ici, on lance le chiffre de « 51 000 fast foods », soit 38 000 de plus qu’il y a vingt ans ! Bigre. Là, c’est une manchette en gros caractères : « Les fast foods gagnent du terrain », « grignotent le centre-ville »… On compte et recompte « avec la base de données de l’Urssaf », un classement administratif arbitraire en deux colonnes : restauration traditionnelle et restauration rapide. Où sont les boulangeries, les supérettes, les stations-services, les pizzerias, les bars-tabacs, tout ce qui distribue (automatiquement) de la nourriture dans les gares pour les trains et les avions ?

On alerte les agences sanitaires et les mairies. À quoi pensent les scientifiques devant les chiffres d’un tel tsunami ? Quelle politique l’État et les pouvoirs locaux vont-ils inventer contre la « menace » ? Ici, on interdit un fast food américain parce que « leur développement prend une proportion préoccupante » (dixit un adjoint à la mairie de la capitale). En effet, le nombre des fast foods a bondi de 50 % entre 2011 et 2021. Et de l’autre côté du périph, les sacro-saints chiffres pilonnent : « Les fast foods ont pris le pouvoir ».

Rembobinons. Il y a bien longtemps, avant la Deuxième Guerre mondiale, dans un monde qui n’avait jamais connu de « paysans » mais que des fournisseurs de grains et de viandes pour l’industrie, se nourrir dans les villes où vivait déjà une majorité de la population n’ayant jamais vu le moindre jardin potager, était un sport particulier. Il consistait à chercher dans des boutiques des nourritures déjà apprêtées. Pas de commerces de bouche, peu de cuisiniers artisans, juste des produits à emporter, y compris dans les autos : le drive in était né. Depuis, l’histoire ne s’est jamais arrêtée : aujourd’hui, les trois quarts des nourritures aux États-Unis sont de la vente à emporter (burger pour la moitié et hot dog – venu d’Allemagne aussi, tiens, tiens – ayant la palme).

Que se passe-t-il en Europe ? La proximité vis-à-vis des plantes et des animaux d’élevage pour la majorité des citadins a été perdue. La cannibalisation par les écrans d’une partie croissante du temps physique d’apprentissage des autres est devenue la règle. Sans oublier une mise à l’écart d’une grande partie des mangeurs hors des cuisines par le travail et les loisirs avec, in fine, un contact accru avec d’autres cultures culinaires.

L’industrie américaine a exporté son modèle alimentaire avec ses technologies. La surconsommation de burgers, tacos, tortillas ou pizzas, nuggets, panés, frites et sauces, crèmes lactées et glaces, exacerbée par une publicité très intrusive s’individualise avec la practicité des emballages stimulant la vente à emporter. La convivialité que les Européens trouvaient à table s’est déplacée un peu partout, elle se perd ou est diluée dans des relations moins contraintes.

Mais ce qui fait « fast » dans la « food », c’est bien plus que les établissements de chaîne. Le « fast » est en boulangeries, supérettes, stations-service, gares, trucks. Les chaînes du froid et du chaud le mettent à disposition dans des lieux où les nourritures n’entraient pas jusque là : bureaux et amphis, couloirs et cours de récré, stades, plages et stations de ski, parkings et sentiers de randonnée, rues et places, tous les modes de transport et, au domicile, au salon jusque dans la chambre à coucher !

En amont, les emplacements des bistrots d’antan ont été convoités par les chaînes, et dans les quartiers neufs, les anciens cafetiers ont fait des affaires. Ce printemps, le salon de la franchise à Paris montre que les entrepreneurs dans l’alimentaire, y compris dans les boulangeries, sont très bien accompagnés. Qu’en est-il dans les autres canaux de distribution ? Patrimonialiser un repas gastronomique a-t-il du sens au moment où nous cherchons tous une nourriture accessible en tous lieux, peu onéreuse, de qualité ? Les fast foods ont des défauts (ils produisent, par exemple, 200 000 tonnes de déchets par an, soit l’équivalent de 20 tours Eiffel), mais faut-il tirer sur des ambulances ? Pourquoi dans les quartiers nord de Marseille n’y a-t-il plus que le fast food qui résiste à l’abandon ? Pourquoi les cantines scolaires restent-elles si peu attractives ? N’y a-t-il pas une hypocrisie à se boucher le nez en feignant de penser que la restauration commerciale est au niveau attendu des mangeurs ?

Cessons l’hypocrisie. Que chacun balaie devant sa porte en sachant que la crise climatique en cours va s’amplifier et charger de mettre certaines pendules à l’heure.

Retrouvez cet article dans le tout dernier numéro de France Snacking  FS n° 71 qui vient de paraître, feuilletable gratuitement en ligne dès aujourd’hui et dans la boîte aux lettres des abonnés dans quelques jours.

Gilles Fumey, géographe (Sorbonne Université/CNRS). Il a publié une Histoire de l’alimentation (coll. Que sais-je ?)

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Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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