Gilles Fumey
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Le snacking, nourriture noble, par Gilles Fumey

25 Avril 2024 - 402 vue(s)
Dans sa chronique parue dans le dernier magazine France Snacking, Gilles Fumey revient, avec la plume qu'on lui connaît, sur un snacking omniprésent qui est devenu, au fil du temps, une solution pour manger. En même temps que le consommateur veut pouvoir consommer, toujours, tout le temps et partout.

La saynète s’est passée dans le métro parisien. Un jeune couple dévorait des club-sandwichs, tenant en équilibre une bouteille de jus d’orange au moment où nous atteignons la station Madeleine, baignée d’une odeur soufrée d’œuf pourri. Des voyageurs échangent une mine de dégoût. Se montrer en public ouvrant la bouche, se léchant les doigts. Pouah…

Seuls au monde, parlant une langue étrangère, peu au fait des coutumes locales, les affamés ignoraient sans doute que manger est un geste intime. Que l’espace public, en Europe du moins, tolérait dans le passé les enfants qui grignotaient et, dans la rue, les pauvres et errants avalant leur pain non sans une certaine honte. Dans les bureaux, les parcs publics, manger conduisait à être discrets. Tout le contraire aujourd’hui !

Quand je veux où je veux

Rembobinons un peu l’histoire : Louis XIV dans son carrosse exigeait de manger sur le pouce quand il en avait envie. Tobias Smolett, l’Ecossais qu’on appelle « l’inventeur de la Côte d’Azur », les écrivains Tchekhov, Maupassant, Flaubert : tous racontent le plaisir du casse-croûte, certes préparé, mais pris quand bon leur semble, y compris en ville, avant même l’invention des premiers trottoirs en 1781. Même le gastronome Grimod de La Reynière délaisse parfois les tables « pour amuser son loisir. » L’élégant Proust se régale à Balbec de prendre un goûter délicat avec des sandwichs au chester et à la salade. Et pour les plus modestes ? Le dimanche, les familles qui ont un cabanon avalent au grand air une bonne pitance faite de bric et broc. Sur l’île de la Jatte, c’est guinguette, frites et casse-croûte au saucisson, pâté, fromage, vin, depuis le siècle qui a inventé les plages avec les impressionnistes. Déjeunons sur l’herbe avec Manet, moins pour la transgression des chairs que pour le plaisir d’une bonne chère, plongés dans le grand bain de la nature !

Au grand air, comptez sur l’excitation : celle du paysage et d’un instant volé aux habitudes. Désertons les tables avec ces voyageurs lyonnais parcourant en automobile l’Espagne en 1907 pour « éviter les auberges trop indigestes ». Au diable ! les plats qui déçoivent. Sur le Vésuve, des touristes racontent il y a un siècle cuire des œufs dans un solfatare brûlant. Dans le désert tunisien, d’autres vantent la praticité des boîtes de conserve, la simplicité des dattes - offertes avec un thé - qui sont un « délice ». Notre plaisir, c’est la marche à pied, le cheval ? La solution pour manger : snacker. Le restaurant ? Il faut le prévoir, le trouver, s’y inscrire. Trop d’obstacles !

Quand la pizza passe à table

Et demain ? Tout a basculé avec le nouveau siècle. En 2001, on compte moins de 3 % des étudiants prenant leur repas sur le pouce. Vingt ans plus tard, ils sont les deux tiers à se débrouiller sans la cantine. Finie la culpabilisation sur le grignotage. Il s’est passé ce qu’Alberto Capatti situe à Ferrare au 16e siècle avec l’entrée de la pizza dans les livres de cuisine du maître d’hôtel Messibugo. Cette fouace de pâte levée, plate, est vendue dans des commerces ambulants avant de l’être en gargote à vin. Débrouillards, les Napolitains pauvres et affamés... Trois siècles passent, la pizza monte chez les riches Milanais et Turinois qui manquent de produits de boulangerie. On ne se bouche plus le nez. Les tables consacrées par les pizzas ! Mieux, de la table, elles reviennent transformées, anoblies, toujours là quand on veut, y compris dans les campagnes les plus désertes où la faim tenaille ceux qui ne trouvent plus de restaurant et se replient sur un robot situé au carrefour de nulle part.

Quelque chose comme ça est en train de se passer pour le snacking. Ce qui est déjà monté sur les tables prend les habits d’une nourriture respectable. Et ce qui passe de la table à la rue dans des emballages nobles, recyclables, bons pour le climat, s’installe dans les pratiques snackantes. Pourquoi chercher un restaurant si on sait qu’on trouvera toujours de quoi casser la graine ?

Qu’ont fait les Japonais avec le bento ? Ils ont inventé eki-ben dans les premières gares ferroviaires en 1885, un modèle rustique de boules de riz accompagnées de tranches de radis en saumure, le tout emballé dans une feuille de bambou, avant que la daurade, la quenelle de poisson, les légumes macérés dans la lie de saké, nourritures festives car les premiers trains étaient du luxe. Cent ans passent, les repas sont plutôt froids mais Jane Cobbi a dénombré plus de 3 000 variétés de eki-ben avec prix différenciés, spécialités locales propres à chaque localité.

Rêvons. Le snacking « à la française » comme l’a imaginé Michel Bras et son « capucin » (le premier a été servi au viaduc de Millau) bouillonne d’imagination. Panberare italien (pain et boire), tartine belge, five o’clock anglais, médianoche, Zwischenmalhen, merguez maghrébine, fast food étatsunien, tortilla mexicaine, pita grecque, etc. tout peut être francisé par le talent des jeunes générations avides de torpiller le repas « à la française » en cours de muséification.

En 1712, un voyageur français au Maroc sort un peu de farine de son sac, s’arrête à une fontaine, verse l’eau dans le creux de sa main au milieu de la farine, touille une pâte qu’il avale et fait office de repas. Retour aux origines. Le snacking, toujours et partout.

Gilles Fumey (Sorbonne Université/CNRS)

Retrouvez cette chronique dans notre tout dernier magazine FS 76 qui vient de sortir, consultable en ligne dès aujourd'hui, et dans votre boîte aux lettres, pour les abonnés print, dans quelques jours.

https://link.snacking.fr/PSJmlrcp

Gilles Fumey Géographe de l’alimentation
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